Elles sont apparues sur les réseaux sociaux en 2018, mais leur mouvement a pris de l’ampleur durant la pandémie, probablement favorisé par le télétravail, l’école à la maison ainsi que l’émergence de TikTok. Les tradwives se soumettent à leur mari parce que «c’est écrit dans la Bible». Elles ne travaillent pas, parce qu’elles croient que la place des femmes est à la maison. Elles estiment que leur devoir est de faire beaucoup d’enfants blancs pour sauver la nation. Les tradwives — mot-valise pour parler des épouses traditionnelles — sont beaucoup plus que des femmes au foyer. Elles sont des véhicules qui propagent des idéologies d’extrême droite, celles allant de l’antiféminisme au nationalisme blanc.

Pourtant, ces femmes sont loin de ressembler au grand méchant loup. Nombre d’entre elles créent sur les réseaux sociaux des mises en scène de leur vie qui donnent presque envie de troquer sa carrière contre un tablier en lin. Pétrir du pain, faire un peu de yoga, montrer leurs jolies robes, prendre soin d’enfants souriants… Plutôt inoffensif, non?

Qui sont-elles?

«Au cas où vous ne connaîtriez pas le terme tradwife, il définit une femme qui choisit de vivre une vie plus traditionnelle», déclare dans l’une de ses vidéos l’Américaine Estee Williams, 25 ans, qui est devenue l’une des figures de proue du mouvement. Estee Williams insiste sur le verbe «choisir», précisant quelques secondes plus tard qu’«aucune tradwife sur TikTok ne dit que la place des femmes est à la maison». Mais c’est faux. Prenons, par exemple, la tiktokeuse Rachel Joy (@zimcolorado), qui tient des propos qu’on peut lire ou entendre couramment dans l’univers des tradwives: «Dieu a créé les hommes différents des femmes, et pas seulement sur le plan biologique. Nos rôles sont faits pour être complémentaires, pas pour être en compétition.»

Mais si l’on ne se fie qu’au discours d’Estee Williams, cette belle femme aux boucles blondes, qui cultive une esthétique des années 1950 à la Marilyn Monroe, on est prêt à croire qu’être une tradwife se limite à choisir de faire du bortsch pour son mari, qui «n’a pas à lever le petit doigt quand il est à la maison». 

Or, se définir comme une tradwife est lourd de sens. «Il faut faire la distinction entre les femmes qui font le choix de demeurer à la maison et les femmes qui s’identifient à la mouvance des tradwives», dit la chercheuse Véronique Pronovost, de la Chaire Raoul-Dandurand. «Les tradwives adhèrent à un discours politique qui motive leur décision de demeurer à la maison. Ce discours est conservateur et il rejette le féminisme. Il rejette les progrès accomplis par les femmes en matière d’égalité. Au contraire, non seulement la mouvance des tradwives estime qu’il existe des différences naturelles entre les sexes, mais elle adopte aussi une vision stricte des rôles sociaux genrés.»

Antisémitisme contre capitalisme

C’est beaucoup plus évident chez les tradwives qui ne sont pas aussi médiatisées qu’Estee Williams, de loin la plus suivie avec près de 130 000 abonnés sur TikTok — un nombre qui a bondi depuis son entrevue dans le New York Post, en janvier 2023.

C’est le cas de l’Américaine Ashley Michelle, qui, sur ses différentes plateformes, dont @thetradwivesclub, appelle au rejet du féminisme et tient ouvertement des propos homophobes en affirmant que «le mariage sera toujours entre un homme et une femme, quoi que dise le gouvernement». Son mari, Benjamin Langlois, anime un balado chrétien, Reborn and Reformed, dans lequel il partage sa lecture de la Bible ainsi que ses convictions ultraconservatrices.

«Sur Internet, on observe que la montée de la tradwife suit celle des alpha males et d’autres figures masculines problématiques du même genre. C’est notamment dû au fait que les conjointes de ces leaders extrémistes finissent par avoir une présence en ligne», explique la professeure Mélanie Millette, spécialisée dans les usages politiques des réseaux sociaux.

L’antiféminisme des tradwives est évident. Quand Cynthia Loewen, par exemple, propose sur Instagram un livre comme The Anti-Mary Exposed: Rescuing the Culture from Toxic Femininity pour souligner la Journée internationale des droits des femmes, on est loin de faire dans la subtilité. L’ouvrage fait une analogie entre le féminisme et l’antéchrist, rebaptisé l’Anti-Mary, un esprit qui a «mené à la féminité toxique et a détruit la vie d’un nombre incalculable d’hommes, de femmes et d’enfants».

Ces femmes en veulent au féminisme, qu’elles accusent d’être à l’origine de leurs maux. Pour elles, ce mouvement les pousse vers une carrière stressante, alors qu’elles doivent déjà s’occuper de la maison et des enfants — un double travail que s’évertuent aussi à dénoncer nombre de féministes.

«La logique de la productivité jusqu’au burnout, elle vient du capitalisme, rappelle Mélanie Millette. Elle ne vient pas du tout des revendications féministes, qui font valoir que les femmes ont le droit de choisir la manière de mener leur vie et qu’on devrait aplanir les difficultés qui font qu’elles n’ont peu ou pas de possibilité de le faire.»

L’historienne et autrice Camille Robert avance par ailleurs que ce n’est pas un hasard si les tradwives émergent principalement des États-Unis, même si on observe le même phénomène en Grande-Bretagne et qu’il commence à se manifester au Canada anglais.

«Les États-Unis sont un pays où il y a moins de possibilités pour les femmes d’accéder à une éducation supérieure et d’avoir une carrière intéressante, un pays où il n’y a pas vraiment de congé de maternité ni de garderies abordables. Tout ça, ça limite les options pour les femmes», reconnaît-elle. Elles sont donc plus promptes à adopter ce mode de vie traditionnel, car elles ont l’impression de ne pas avoir d’autres choix.

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Entrée en scène du nationalisme blanc

«Il faut dire que la ménagère banlieusarde, c’est un idéal-type qui s’offre surtout aux femmes des classes moyenne ou supérieure et généralement blanches», souligne également Camille Robert. C’est que les femmes pauvres ou racisées, tout particulièrement les femmes afroaméricaines ou immigrantes, n’ont d’autre choix que de travailler pour subvenir aux besoins de la famille.

Les valeurs chrétiennes, antiféministes et ultraconservatrices de ces tradwives sont très évidentes, mais leur racisme l’est souvent moins. Toutefois, leur lien avec le suprémacisme et le nationalisme blancs a été clairement établi par la recherche.

La doctorante en science politique et études féministes Héloïse Michaud a consacré une publication sur les liens entre les tradwives et le nationalisme blanc. Elle y soutient que même si ces femmes ne s’en réclament pas nécessairement, elles partagent plusieurs éléments fondamentaux avec cette idéologie. Parmi les similitudes notées par la chercheuse, on compte le fait de mettre de l’avant des familles hétérosexuelles parfaites, l’idée de tendre vers le modèle des années 1950, l’association entre tradition et nationalisme ainsi que les objectifs visés par ces deux communautés, notamment faire des bébés blancs et «entretenir le mythe d’un déclin moral» de la société.

Et ça va plus loin. En se concentrant sur deux cas de figure, dont celui d’Ayla Stewart (@wifewithapurpose, qui a lancé le controversé white baby challenge en 2017), Héloïse Michaud fait ressortir des mots-clics très révélateurs. « En ce qui concerne Ayla Stewart et les mots-clics qu’elle insère dans ses publications, son affiliation au suprémacisme blanc est claire, écrit la chercheuse. Elle utilise beaucoup de mots-clics tels que #itsokaytobewhite, #WhiteCulture #SaveEurope ou encore #MAGA (Make America Great Again), souvent sans lien avec le contenu de ses publications.»

Vivre comme dans les années 1950

Certes, le mouvement des tradwives est préoccupant comme phénomène de société, mais on peut aussi s’inquiéter pour certaines de ces femmes en tant qu’individus. «Il ne faut pas démoniser les tradwives, croit Mélanie Millette. Ce sont des personnes convaincues d’avoir trouvé une solution pour gérer l’adversité et le chaos. Néanmoins, publiciser ce mode de vie et cette idéologie comme elles le font dans des publications sur les réseaux sociaux, c’est rendre visible un modèle problématique et le présenter comme parfait.»

Et ce modèle, il n’est pas parfait.

«Le fait de croire que les conditions de vie des femmes et des familles étaient meilleures avant ne signifie pas pour autant qu’elles l’étaient, fait remarquer Véronique Pronovost. En adoptant ce style de vie, les tradwives sont plus isolées et perdent de leur indépendance, en particulier leur indépendance économique. Il s’agit de facteurs de vulnérabilité importants quand on étudie les violences faites aux femmes.»

Plusieurs tradwives, comme la Britannique Alena Kate Pettitt, romantisent le modèle de la ménagère des années 1950. Toutes oublient cependant de mentionner qu’à cette époque, les femmes mariées étaient des mineures aux yeux de la loi. Au Québec, par exemple, une femme ne pouvait pas avoir de compte bancaire ou signer un bail. «Valoriser cet idéal-là, c’est sûr que ça ne prend pas en compte toute la réalité de la condition des femmes dans les années 1940, 1950 et 1960, note Camille Robert. En 1963, la journaliste américaine Betty Friedan a publié le livre La femme mystifiée, dans lequel elle explique que les ménagères se retrouvent dans une prison dorée. Cette situation a des conséquences sur le bien-être psychologique des femmes.» En témoigne d’ailleurs la démocratisation, à cette époque, des antidépresseurs et de certains médicaments pour faire face à l’ennui que les ménagères pouvaient ressentir en étant toutes seules chez elles à longueur de journée.

Aujourd’hui, les lois ont changé et les femmes ont plus de droits qu’à l’époque. Mais les tradwives renoncent à leur indépendance financière, ce qui peut entraîner des conséquences graves pour elles. «Si je veux faire un plus gros achat que d’habitude, je dois le demander à mon mari, explique Estee Williams dans une de ses vidéos. S’il dit non, la réponse est non. Même si l’argent qu’il ramène à la maison est notre argent, c’est lui qui a le dernier mot.»

Cette façon de faire, qui veut que l’homme ait le contrôle des finances, est décrite par bien d’autres tradwives. «Est-ce que, dans cette situation, l’homme et la femme peuvent épargner de la même façon? demande Mélanie Millette. Est-ce qu’ils préparent leur retraite de façon égalitaire? Est-ce qu’ils ont le même pouvoir d’achat?»

Probablement pas.

La bonne nouvelle, c’est que les tradwives ne sont pas encore arrivées au Québec — ou, du moins, elles ne sont pas actives sur les réseaux sociaux — et qu’elles restent encore un phénomène assez marginal, même chez nos voisins du Sud. Par contre, comme nous avons maintenant nos propres youtubeurs alpha males, Mélanie Millette ne serait pas surprise que les tradwives fassent un jour partie du décor. «Ils sont de la même mouvance idéologique et se nourrissent aux mêmes sources, dit-elle. Ce discours sur le bon vieux rôle classique de la femme à la maison, qui aide à rééquilibrer la société et à réduire les problèmes, c’est enchâssé dans ces idéologies des extrêmes droites qui se croisent sur Internet.»

De quoi rester à l’affût, sans pour autant paniquer à la vue d’une recette de tarte aux pommes!

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