Commençons par mettre quelque chose au clair. Un féminisme qui ne sert pas à élever toutes les femmes ne m’intéresse pas. Le féminisme, ce n’est pas une grande tarte qu’on partage entre femmes blanches, hétéros, cisgenres, minces, jeunes, sans handicap, propriétaires avec un compte en banque rempli pendant que les autres se partagent les miettes. Pour qu’un féminisme soit fort, efficace et inclusif, il doit être basé sur un concept à cent mille dollars: l’intersectionnalité. L’intersectionnalité décrit grosso modo comment différentes formes d’oppression peuvent se croiser dans une même personne. Pour certaines, c’est un carrefour de quatre voies. Pour d’autres, c’est l’échangeur Turcot. Parce que, non, toutes les femmes ne sont pas sur la même ligne de départ. Si le simple fait d’être une femme était représenté par un 100 mètres haies, on devrait ajouter des trappes de sable pour les immigrantes et on ferait commencer les femmes trans en dehors du stade. Et bonne chance à celles qui voudraient faire le parcours en fauteuil roulant!
La preuve se trouve, entre autres, dans les différences salariales entre les femmes. En 2018, une femme gagnait 87 cents pour chaque dollar gagné par un homme, selon une étude de Statistique Canada. Et selon la Fondation canadienne des femmes, une femme autochtone ne serait payée que 0,65 $ sur ce fameux dollar. Aux États-Unis, ce sont les femmes d’origine latine qui écopent le plus, avec un gain de seulement 54 % de ce qu’un homme blanc peut espérer toucher.

Bien plus qu’un concept

Pour approfondir mes connaissances, j’ai contacté Sirma Bilge, professeure de sociologie à l’Université de Montréal et spécialiste de l’intersectionnalité. Elle explique que ce concept «rompt avec l’idée d’une oppression et d’une sororité communes à toutes les femmes, car il tient compte des rapports inégaux de race, de classe, de genre, d’orientation sexuelle qui traversent et structurent la catégorie “femmes”». Le terme a été employé pour la première fois en 1989 par Kimberlé Williams Crenshaw, une universitaire noire américaine, juriste et théoricienne critique de la race. Sirma Bilge rappelle que le concept existait toutefois déjà bien avant et que les années 1960 et 1970 ont été des décennies charnières, au cours desquelles ce concept a été intégré au sein du mouvement féministe noir. C’est à cette époque qu’est né le Combahee River Collective, dont la Déclaration est, selon elle, une lecture essentielle qui définit ce mouvement comme «non seulement antiraciste et antipatriarcal, mais aussi anticapitaliste».

Mais l’intersectionnalité, ce n’est pas qu’un concept d’universitaires. Pour les personnes qui vivent au croisement de plusieurs oppressions, cette réalité est très concrète. La journaliste d’origine haïtienne Vanessa Destiné connaît bien le sujet. Elle a participé avec Dalila Awada au balado Pigments forts, qui traite des enjeux liés à la diversité. «Pour s’assurer d’atteindre l’objectif commun, qui est le renversement du patriarcat, dit Vanessa, il faut s’assurer de soutenir les femmes qui partent de très loin.»

Elle poursuit: «Pour moi, c’est impensable de délaisser la lutte antiraciste pour favoriser la lutte féministe. Les deux sont indissociables: je ne peux pas choisir entre elles quand je me lève. Je n’ai pas le choix d’incarner les deux.»

Elle évoque que le racisme n’est pas qu’une affaire d’hommes. En 2016, selon le Pew Research Center, 47 % des électrices blanches américaines ont voté pour Donald Trump, alors que ce dernier enchaînait les rhétoriques racistes comme on enchaîne les cigarettes en fin de soirée. «Tu peux vivre une oppression d’un côté et bénéficier d’un privilège de l’autre», ajoute-t-elle, rappelant que même en tant que femmes, certaines de ces électrices peuvent se permettre de fermer les yeux sur ses politiques anti-immigrants et anti-LGBTQ , car elles ne les mettent pas directement en danger.

Parfaire son féminisme

Félicia Tremblay est membre de la nation Cherokee Freedmen et directrice de la Diversité et des Relations communautaires à Fierté Montréal. En plus de ses origines afro-autochtones, Félicia est bispirituelle – un terme qu’utilisent les Premières Nations et qui va au-delà de la conception coloniale d’identité de genre et d’orientation. Je lui demande si elle s’est déjà sentie exclue dans les milieux féministes.

«Oui, tout à fait! Bien sûr, parmi les féministes blanches, il y en a qui vont être de très bonnes alliées, qui vont avoir pris le temps de faire des recherches et de parfaire leur féminisme. Mais dans certains milieux, elles s’offusquent assez facilement; c’est comme si elles parlaient pour tout le monde, alors que ce n’est pas le cas.»

En tant que personnes racisées, Vanessa et Félicia donnent des exemples de situations où elles doivent toujours faire attention. Vanessa explique que les personnes noires n’ont pas le droit d’être insouciantes. «Il faut toujours être conscientes de l’image qu’on projette, de ce qu’on fait, de ce qu’on dit. Ça peut avoir un impact direct sur notre vie, lorsqu’on est devant les forces de l’ordre, par exemple. Ça peut avoir une influence sur notre avancement, sur notre capacité à avoir accès à un logement, à obtenir un diplôme et à être prises au sérieux par des professeurs…»

««POUR MOI, C’EST IMPENSABLE DE DÉLAISSER LA LUTTE ANTIRACISTE POUR FAVORISER LA LUTTE FÉMINISTE. LES DEUX SONT INDISSOCIABLES:JE NE PEUX PAS CHOISIR ENTRE ELLES QUAND JE ME LÈVE. JE N’AI PAS LE CHOIX D’INCARNER LES DEUX.» VANESSA DESTINÉ»

Félicia abonde dans ce sens. «Si je me présente de façon féminine chez des personnes blanches, il va y avoir plus de marques de sympathie à mon égard, tandis que les jours où je sors de chez moi sans maquillage avec un hoodie et un jogging, je vois que les gens me perçoivent comme une entité plus masculine. À ce moment-là, je sens que je suis aussi exposée à plus de violence.»

On pense à Regis Korchinski-Paquet et à Chantel Moore, deux femmes autochtones dans la vingtaine qui sont mortes lors de deux incidents impliquant des policiers. Ces décès sont survenus au pays le printemps dernier, à une semaine d’écart l’un de l’autre, et ajoutent à la statistique révélant que les Autochtones courent 11 fois et demie plus susceptibles que les Blancs de se faire abattre par des policiers. Quant aux Noirs, ils sont presque quatre fois plus à risque, selon un reportage de Ryan Flanagan de CTV News publié en juin dernier.

Inclusivité sélective

Chacune des intervenantes du présent article ne peut concevoir un féminisme sans intersectionnalité, mais il existe des groupes se proclama féministes sans désirer être inclusifs. C’est le cas des TERF (Trans Exclusionary Radical Feminists, ou féministes radicales qui excluent les trans). Ces féministes, notamment l’autrice J. K. Rowling, s’attaquent avec férocité aux femmes trans, tout en considérant les hommes trans comme des victimes du patriarcat. À l’instar de plusieurs groupes féministes avant elles, les TERF croient que les avancées d’un groupe marginalisé viendront gruger les avancées des femmes au complet.

Sous prétexte de vouloir protéger les femmes, ces féministes sont prêtes à encourager une marginalisation encore plus grande des personnes trans et à porter atteinte à leurs droits. Déjà que les femmes trans, en particulier les femmes trans de couleur, risquent beaucoup plus de se suicider, de se faire assassiner, de se faire refuser un emploi, un logement ou des services de santé, de se faire agresser sexuellement, de devenir itinérante, alouette, il faut aussi qu’elles se battent contre des femmes qui croient qu’elles sont leur ennemi numéro un.

L’intersectionnalité est un concept qui permet de com- prendre l’importance d’un féminisme hétérogène, mais ce n’est pas la solution. Mettre l’intersectionnalité au cœur de son féminisme personnel, c’est d’abord et avant tout écouter et en apprendre davantage sur les différentes formes d’oppression. C’est suivre des influenceuses et lire des autrices de différents horizons, encourager des commerces issus de la diversité. Travailler sur soi, avoir le droit à l’erreur. Et, surtout, ne pas s’asseoir sur ses lauriers.

«On ne naît pas woke, on le devient, dit Vanessa. Il faut tout le temps se remettre en question, tout le temps se déconstruire et se mettre à jour sur les mouvements sociaux.»

Car c’est seulement une fois que toutes les femmes seront libérées que le féminisme aura gagné.


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