Dans les premiers jours qui ont suivi cette mort médiatisée, pour la première fois de ma vie, de nombreux amis caucasiens m’écrivaient, désiraient comprendre et, surtout, extérioriser leur peine et leur dégoût. Certains ont même senti le besoin de s’excuser. Avec eux, j’ai eu des conversations que je n’avais jamais osé avoir auparavant. Avec mes amis noirs aussi, il y a eu des conversations animées, des réflexions, des moments de communion dans une période où, plus que jamais, la parole se libérait et où on constatait qu’on portait toutes et tous en nous des blessures similaires, refoulées par un silence social qui avait été maintenu depuis trop longtemps. Comme je crois beaucoup au dialogue, je me suis dit qu’une table ronde pour parler des événements des dernières semaines avec cinq femmes différentes, toutes nées au Québec, serait sûrement un exercice enrichissant. La rencontre a eu lieu le 6 juillet dernier, au restaurant Le Boulevardier, à Montréal.

Isabelle Racicot: Avant tout, j’aimerais savoir ce que vous retenez des dernières semaines, des répercussions que la mort de George Floyd a entraînées.

Sandy Duperval: Les dernières semaines ont été difficiles parce qu’elles m’ont fait réaliser que j’étais privilégiée, en étant une personnalité publique, et que ça m’avait donné le sentiment erroné que les choses allaient bien, qu’on allait dans la bonne direction. Cet événement a aussi fait remonter en moi des traumatismes. J’ai vécu du racisme toute ma vie. À force de le subir, on finit par ne rien sentir, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de séquelles. Je me suis aussi demandé si j’en avais fait assez pour ma communauté. Est-ce que je me suis assez battue? Est-ce que je me suis cantonnée dans mon privilège? J’ai un sentiment de culpabilité. Oui, la situation s’est améliorée, mais la discrimination systémique est sournoise.

Valérie Beaulieu: Perso, ça me fâche de ne pas avoir vu l’ampleur des inégalités avant. Pourtant, je m’informe, je suis éduquée, mais toute cette histoire m’a fait réaliser que je n’étais pas si éduquée que ça au sujet du racisme. Je ne veux pas avoir l’air de la fille au «privilège blanc» qui a un malaise, mais je me sens un peu inadéquate. J’avais toujours l’impression que ça se passait dans l’Ohio ou dans le Missouri, mais pas ici, au Québec. Quand ça ne t’arrive pas, tu en as moins ou tu n’en a pas conscience. Et pourtant pour ce qui est des gens des Premières Nations, j’ai toujours eu un sentiment de honte, parce que je sais qu’on les a tassés de leurs terres et qu’ils subissent encore beaucoup d’injustices.

France-Michèle Thomas: Je dirais que, depuis les quatre dernières années, j’ai toujours l’impression d’avoir une blessure ouverte au cœur. Il y a toujours un événement qui arrive! À la mort de George Floyd, j’ai éclaté en sanglots et je ne suis pas quelqu’un qui pleure facilement. Je me suis dit: «Jusqu’où on va aller?» en voyant cette image de déshumanisation, le geste violent d’un policier qui n’avait aucune honte à faire ça. Pas longtemps après, au Canada, il y a eu une autre arrestation musclée d’un chef des Premières Nations. Donc, ce n’est pas juste une histoire de Noirs; toutes les personnes de couleur ou sous- représentées se sentent concernées. J’espère que ce mouvement va faire des petits et qu’il est là pour de bon.

Isabelle Racicot

Isabelle RacicotElizabeth Delage

Marie-Julie Gagnon: Le #MeToo a ouvert quelque chose. On a eu une prise de conscience collective. Le Black Lives Matter est dans la même ligne de pensée, c’est-à-dire que les injustices doivent être dénoncées. On peut tous faire quelque chose, on a tous le pouvoir d’éduquer et de dénoncer. J’ai vu mon mari d’origine africaine être presque en permanence devant la télévision avec ma fille pendant cette période, à prendre le temps de lui expliquer plein de choses. On a toujours enseigné l’histoire des Noirs à ma fille, mais ça a donné lieu à de belles discussions entre nous.

Mélanie Vincent: Moi aussi j’en ai long à dire! (Rires) Pour revenir à George Floyd, j’ai été horrifiée, comme tout le monde, et ça m’a énormément touchée. Cette manifestation violente du racisme, on l’a vécue huit fois récemment chez les Premières Nations. On a eu huit George Floyd au Canada dans les trois derniers mois. Pourtant, on n’en parle pas.

Marie-Julie: On en a parlé quand même un peu…

Mélanie: Êtes-vous capable de les nom- mer? Ce n’est pas du tout pour minimiser la mort de George Floyd, mais je fais partie des Premières Nations, et dans mon travail, je ne fais que ça, défendre les droits des Premières Nations et lutter contre le racisme. Ça me donne une vision différente. En plus, je vis dans ma communauté huronne, et mes amis sont presque tous des Premières Nations. Ça ne paraît pas sur mon visage parce que ma mère est Québécoise, mais mon père est Huron et j’ai été élevée selon la tradition huronne.

Valérie: Les dernières semaines m’ont aussi fait comprendre certaines choses. Il y a quelques années, je produisais l’émission spéciale du 375e de Montréal. On avait réalisé une bande-annonce spectaculaire, dont on était très fiers, et le lendemain de sa diffusion, des gens ont dénoncé le fait qu’il n’y avait aucune diversité, alors que Montréal est une ville cosmopolite. Sur le coup, j’ai dit d’un ton exaspéré: «Bon, on n’a pas fait appel à des Chinois, à des gais… on n’a pas fait notre job.» Aujourd’hui, je me rends compte que si on avait eu des gens de couleur autour de la table, parmi les décideurs, quelqu’un aurait soulevé le problème plus tôt ou, mieux, ça ne serait jamais arrivé. Ce n’était pas de la mauvaise foi. Quand ce n’est pas ta réalité, tu ne t’en rends pas compte. Je comprends maintenant que c’est ce qu’on appelle une manifestation du racisme systémique.

Isabelle: Chez moi, les événements ont donné lieu à des conversations difficiles avec nos garçons. La fameuse conversation que les parents noirs ont avec leurs enfants, sur la manière dont ils doivent se comporter avec des policiers pour se protéger, a eu lieu. Avez-vous ces discussions- là dans la communauté autochtone?

Mélanie: Oui, parce que le profilage et la brutalité policière, on subit ça souvent! Récemment, à Montréal, les policiers sont arrivés à 17 avec un chien pisteur à la suite d’un signalement, celui d’une femme inuite en détresse, qui était en situation d’itinérance, et qui avait juste besoin d’être escortée à l’hôpital pour recevoir des soins psychologiques. On dénonce souvent les injustices, mais… je pense que personne ne va se mobiliser et manifester pour les peuples autochtones.

Isabelle: Vous ressentez de la frustration…

Mélanie: Oui.

Mélanie Vincent

Mélanie VincentElizabeth Delage

Mélanie Vincent membre de la nation Huronne-Wendat. Elle habite à Wendake. PDG de son entreprise en gestion de projet. Elle travaille avec les premières nations du Québec. Mère d’un fils de 22 ans.

Sandy: Ma grand-mère a eu ce genre de discussion avec mon oncle qui a sept ans de différence avec moi. Mon oncle s’est fait arrêter, il n’avait même pas 18 ans, parce qu’il s’amusait à «kicker» une can dans la rue. Il a été emprisonné à Bordeaux pendant quelques jours. Le pro- filage racial, j’en suis arrivée à le banaliser. J’ai travaillé avec l’humoriste Eddy King. Tous les week-ends, il se faisait harceler par les policiers. Chaque fois, ils lui demandaient ses pièces d’identité. Il avait beau dire qu’il les avait données la semaine d’avant, ça ne changeait rien; et nous, on banalisait tout ça. C’est un mécanisme de survie.

Mélanie: Moi, je ne me suis pas fait arrêter, mais c’est arrivé à des amis, oui. Dans notre cas [les Premières Nations], ce n’est pas en auto que ça se passe le plus souvent, c’est dans la rue.

Valérie: Et ç’a aussi été le cas de ton mari, Isabelle, qui s’est fait arrêter dans notre quartier, sur la Rive-Sud, et qui a dû sortir en mettant ses mains sur sa voiture, alors qu’il n’avait rien fait…

France-Michèle: Il devait être dans une belle voiture. Ça m’arrive régulièrement quand je suis dans mon auto…

Valérie: Alors que je sais que je ne vivrai jamais ça…

France-Michèle: Tu sais quoi? Je ne sais pas quoi dire à ce sujet. Quand ça t’arrive, tu t’y attends, mais c’est insultant. Je pense que le but, et là, c’est peut-être moi dans ma paranoïa, c’est de nous remettre à notre place, parce qu’on est peut-être too much. En anglais, certains utilisent le terme uppity pour parler des Noirs qui se sont trop embourgeoisés. C’est comme si les policiers se disaient: «Toi, tu es là avec ta belle voiture, et moi, avec mes gyrophares, je vais venir te rappeler qui domine.» La dernière fois que ça m’est arrivé, j’ai voulu porter plainte au poste de police, et la personne qui m’a répondu a été très condescendante: «Qu’est-ce que tu veux que je fasse? Porte plainte.» C’est tellement humiliant.

Marie-Julie: Dans ce que vous dites, on sent que les personnes noires ont une pression de toujours faire mieux…

France-Michèle: Mais on n’a pas le choix, non? J’ai grandi avec ma mère, sa sœur, et mes cousins, parce que mon père travaillait à l’étranger. Pour combattre les étiquettes, elles nous ont toujours poussés pour qu’on ait des bonnes notes à l’école, poussés à faire du sport, à jouer du piano.

Marie-Julie Gagnon

Marie-Julie GagnonElizabeth Delage

Marie-Julie Gagnon chroniqueuse et journaliste voyages, originaire du lac-saint-jean. Elle vit maintenant dans le Vieux-Longueuil. Mariée depuis 18 ans à un Sénégalais. Ils ont une fille de 13 ans.

Mélanie: On a toujours l’impression de se battre, d’avoir le vent dans le visage.

Sandy: C’est exactement ça, et c’est plate. [Elle regarde Mélanie.] On a des histoires tellement similaires, même si on n’a pas les mêmes origines.

Mélanie: Il y a encore beaucoup de racisme envers les Autochtones et les Premières Nations. Le mot «Indien» est encore fréquemment utilisé et, quand on dit «un Indien»… on dirait que c’est l’humain au plus bas de l’échelle. On se permet encore de dire ça. Pourquoi? C’est tellement dégradant.Et tu sais quoi? Quand j’étais petite, j’avais honte de dire que j’étais Huronne. Pourtant, tous mes amis sont des gens des Premières Nations.

France-Michèle: Quand as-tu commencé à être fière?

Mélanie: À l’adolescence. Ma grand- mère a été une des premières infirmières autochtones au Canada. C’était mon idole, une femme de tête, et elle m’a toujours encouragée à être fière de mes origines. Elle est décédée aujourd’hui, mais c’est elle qui menait à la maison. J’ai eu un beau modèle, et ça m’a aidée.

Marie-Julie: Est-ce que tu sens que tu as une responsabilité, étant donné que tu as compris l’importance d’avoir des modèles forts?

Mélanie: Oui, et mon fils, je l’ai élevé dans la fierté d’appartenir aux Premières Nations. Il a 22 ans et il en est très fier.

Isabelle: En grandissant, as-tu pu t’identifier à des modèles dans les médias, des modèles de beauté?

Mélanie: Il n’y avait aucune référence aux Premières Nations à l’époque. Aujourd’hui, c’est la même chose. Nos jeunes ont les mêmes modèles que vos jeunes. Ils sont sur YouTube et les réseaux sociaux. Il y a très peu de modèles publics autochtones pour notre peuple.

Les filles: Elisapie Isaac, Natasha Kanapé Fontaine, Stanley Vollant, Kim O’Bomsawin…

France-Michèle Thomas

France-Michèle ThomasElizabeth Delage

France-Michèle Thomas originaire de Montréal, directrice-conseil en communications pour une agence de relations publiques. Elle est mariée à un Québécois blanc.

Isabelle: Quand on ne peut les compter que sur les doigts d’une ou des deux mains, c’est un problème en soi. J’ai l’impression que vous êtes encore invisibles.

Mélanie: Oui, tu as raison.

Isabelle: Êtes-vous optimistes ou pessimistes face à l’égard de l’avenir?

Mélanie: Je préfère être optimiste. C’est dans ma nature, et j’ose croire que tous les efforts qu’on fait vont porter fruit un jour, mais, chaque fois qu’il arrive quelque chose, les commentaires racistes reviennent. La crise Wet’suwet’en nous a fait reculer dans l’opinion publique. Ç’a été épouvantable et, entre nous, on s’en est beaucoup parlé. Malgré tout ce qu’on a fait depuis 10 ans, on a quand même eu l’impression de reculer de 30 ans! Je crois aussi en nos jeunes, mais ils vivent beaucoup de détresse. Il faut trouver des gens qui vont prendre le relais, qui vont être optimistes.

Sandy: Il va falloir que tout le monde aide vos communautés.

Mélanie: C’est gentil. Je suis tellement contente d’être ici aujourd’hui. J’ai été très touchée qu’on m’approche pour m’inviter à cette table. Je me suis dit: «Wow, ils ont pensé à inviter quelqu’un des peuples autochtones!»

Marie-Julie: Pour ma part, je suis optimiste et pessimiste. Je penche plus pour l’optimisme quand je regarde ma fille, qui a du caractère, qui ne s’en laisse pas imposer, et je me dis qu’il faut insuffler une certaine force à nos jeunes et les éduquer adéquatement à toutes ces questions-là. On n’a pas remis en cause les systèmes en place depuis des lustres. On fait bien de le faire en ce moment. Moi, je me considère comme une personne très ouverte, je suis mariée à un Sénégalais, j’ai une fille métissée, mais, moi aussi, j’ai des préjugés dans la vie. Ce n’est pas vrai qu’on est parfaitement impeccable dans nos façons de fonctionner socialement.

Sandy Duperval

Sandy Duperval Elizabeth Delage

Sandy Duperval artiste, chanteuse, dj, productrice de disques et porte-parole du festival Fierté Montréal. Née à Montréal, elle réside présentement à Toronto. Sandy est en couple avec une femme juive.

Isabelle: France-Michèle, à ton bureau, vous avez fait un exercice intéressant. Veux-tu nous en faire part?

France-Michèle: Oui, afin d’encourager les discussions, j’ai suggéré aux jeunes de mon service de regarder I Am Not Your Negro, le documentaire de Raoul Peck avec James Baldwin. On en a ensuite parlé, et ça m’a fait chaud au cœur de constater qu’ils avaient pris ça au sérieux. Ils étaient surpris de voir à quel point les choses n’avaient pas évolué tant que ça. Chaque semaine, ils s’envoient des articles pour poursuivre ce genre de discussion. Ça m’encourage, car je ne suis pas super optimiste, mais j’ai espoir dans les générations plus jeunes. Ils passent de la parole aux gestes. Sauf que pour changer un système d’inégalités, il faudra des générations, selon moi. Je ne crois pas voir ça de mon vivant. Si seulement on commençait à mettre des choses en place…

Isabelle: Et on s’y prend comment?

France-Michèle: Les conversations sont importantes. Il y a des gens qui seront réceptifs, comme toi [elle s’adresse à Valérie], mais il y a des gens qui ne le seront pas parce que c’est juste trop, pour eux, d’être confrontés à une certaine réalité. Quand je pense à la communauté LGBTQ+, tout ne s’est pas fait en un jour, et il reste encore beaucoup de travail à faire. Mais on sent qu’il y a une plus grande acceptation. C’est ce qu’il faut.

Valérie: Je suis optimiste. Grâce à des mouvements comme #MeToo, Black Lives Matter, et celui de la diversité LGBTQ+, on ne peut plus faire semblant que ça n’existe pas. Dès qu’on dénonce une injustice, il peut se passer quelque chose. Quand les femmes et les hommes ont dénoncé les inconduites sexuelles, il y a eu des arrestations, il y a eu des conséquences. «Racisme», «discrimination systémique» sont des termes qu’on entend plus ouvertement depuis le début de l’été, et pas juste dans l’Ohio et le Missouri. (Rires) Quand la parole se libère et qu’il y a des conséquences, les inégalités et les injustices commencent à fondre. Vous n’êtes pas les seules à pouvoir dénoncer, nous aussi, on peut le faire.

Sandy: Dans mon rôle de porte-parole pour Fierté Montréal pour la lutte contre l’homophobie, on a ajouté la lutte contre le racisme, en incluant les Premières Nations. J’en suis fière. En termes de solution, dans le cas de la brutalité policière et du profilage racial, il faut non seulement un plan d’action administratif, mais il faut aussi punir. La police doit être imputable afin qu’on brise ces patterns. Et, pour pouvoir avancer, il faut aussi admettre qu’il y a un problème. Nous sommes six autour de la table qui croyons qu’il y a des inégalités, mais si on faisait un sondage un peu partout au Québec, je pense que la majorité des gens verrait dans nos gestes de revendication et de dénonciation des injustices une certaine forme d’ingratitude, plutôt qu’un désir que chacun ait les mêmes possibilités, peu importe la couleur de sa peau.

Valérie Beaulieu

Valérie BeaulieuElizabeth Delage

Valérie Beaulieu originaire de Québec, elle habite maintenant à Boucherville. Copropriétaire de la boîte de productions Trinome & Filles. Mariée à un québécois blanc. Ils ont eu deux enfants.

Isabelle: Je dis souvent: «Ce n’est pas parce que ce n’est pas ta réalité que ça n’existe pas.» L’empathie, la capacité de se mettre dans la peau de l’autre sera importante pour l’avenir.

France-Michèle: Bien des gens pensent qu’ils vont perdre leurs privilèges en faisant de la place à quelqu’un d’autre, alors qu’il y a de la place pour tout le monde.

Une émission spéciale de 60 minutes sur le racisme, animée par Isabelle Racicot, sera présenté le 23 novembre à 21 h, sur les ondes d’ICI Radio-Canada télé.

Isabelle Racicot prendra aussi part, au côté de Martine St-Victor, à une série de six tables rondes dans le cadre du podcast SEAT AT THE TABLE diffusé sur les ondes de CBC à compter du 27 août (en anglais).