D’abord, Christy, qu’entendez-vous exactement par «culture de la diète»?

C’est un système de croyances qui étiquette certains corps comme étant mieux que d’autres, qui diabolise certains aliments ou les encense, qui exhorte les gens à modifier leur corps pour mieux répondre aux normes établies.

La culture de la diète est partout: il y a des entreprises pharmaceutiques qui fabriquent des pilules amaigrissantes, des programmes alimentaires comme Weight Watchers ou Jenny Craig, des repas surgelés aux portions ridicules, des cures de jus, des boîtes de repas livrées à domicile, des centres de chirurgie bariatrique. Tout ça génère d’énormes revenus… Même le domaine du bien- être, une industrie multimilliardaire, capitalise sur notre désir de minceur, notre envie de bien paraître. Pour se libérer de ce système, il faut d’abord le comprendre, le dénoncer. C’est la mission première de mon livre.

Quelle en a été l’inspiration?

Tout découle de mes expériences. J’ai eu la chance de grandir sans que personne n’interfère dans ma relation avec la nourriture – je mangeais intuitivement. Puis, dans ma vingtaine, j’ai pris du poids après avoir changé de pilule contraceptive. Tous les messages véhiculés par la culture de la diète me sont alors revenus d’un coup: je devais perdre ces kilos. J’ai commencé à surveiller mon alimentation – les calories, les glucides, le gluten, les aliments hautement transformés… J’étais obsédée par la nourriture, et j’ai développé un trouble alimentaire. Comme journaliste, je couvrais aussi ce sujet, qui m’habitait en permanence. Finalement, je suis retournée aux études et j’ai obtenu ma maîtrise en nutrition.

Comment êtes-vous sortie de cette spirale?

Ç’a été un long processus! J’ai suivi une thérapie, j’ai lu sur l’inefficacité des régimes, j’ai travaillé plus étroitement sur les troubles alimentaires, j’ai fait de petits pas vers la guérison. Le point tournant a été le livre Intuitive Eating, paru en 2012, d’Evelyn Tribole et d’Elyse Resch, qui m’a confirmé que la clé était de miser sur la santé, quel que soit son poids. Je devais désapprendre ce que la culture de la diète m’avait inculqué.

Diriez-vous que tout le monde est concerné par ces enjeux? Et à qui s’adresse Anti-Diet?

Les femmes sont la cible première de la culture de la diète; elles en subissent la pression de façon permanente. Peut-être qu’Anti-Diet les interpellera particulièrement, mais je crois que les hommes, les transgenres et les personnes non binaires peuvent aussi être intéressés par ce sujet. Il était important pour moi d’écrire ce livre en étant la plus inclusive possible. Je voulais raconter toutes les voix, toutes les histoires, que ce soit celles des communautés noires, des gens de taille forte, des personnes souffrant d’un trouble alimentaire… L’alimentation, l’acceptation de soi et la santé sont des enjeux universels qui touchent tous les corps, toutes les couleurs, tous les genres.

Vous mentionnez que les régimes sont non seulement inefficaces, mais aussi extrêmement néfastes pour notre santé physique et mentale. Expliquez-nous.

En fait, 95 % des régimes ne fonctionnent pas, que ce soit une cure détox, le régime paléo, un nouveau mode de vie bien- être… On regagne presque toujours les kilos perdus au cours des cinq années suivant un régime. Et dans 66% des cas, on reprend encore plus de poids… Les régimes nous entraînent donc dans la direction opposée à ce qui était promis au départ.

Cet effet de yoyo est non seulement inévitable, mais il représente à lui seul un facteur de risque indépendant pour notre santé. Chaque épisode de fluctuation augmente le risque de maladies cardiovasculaires, de diabète, de certains types de cancer… Ceci est valable peu importe notre poids initial, peu importe les kilos perdus ou repris. Le simple fait de jouer avec notre poids est néfaste pour notre santé.

Les personnes de taille forte sont également victimes de discrimination, ce qui augmente leur risque de souffrir de dépression, d’anxiété et d’une faible estime de soi. L’oppression systémique qu’elles subissent les prive souvent de la compassion dont elles auraient besoin – même les professionnels de la santé insistent pour les peser et leur recommandent de perdre du poids…

Christy Harrison

Christy HarrisonAbbey Moore Photography

Vous parlez d’estime personnelle. Quel lien faites-vous entre l’image de soi et les habitudes alimentaires?

Même si le mouvement pour la diversité corporelle prend de l’ampleur, la société accorde toujours une importance énorme à la minceur. Quand on creuse un peu, on découvre que les véritables motivations de la perte de poids portent plus souvent sur l’esthétique que sur la santé. La preuve: quand on offre aux gens le choix entre «être mince et en mauvaise santé» ou «être gros et en santé», la plupart d’entre eux hésitent… L’accent mis sur l’image est profondément ancré dans notre quotidien. Une belle apparence est synonyme de succès, de bonheur amoureux, d’acceptation sociale…

Votre livre est le fruit de plusieurs années de recherche. Y a-t-il un point qui vous a particulièrement étonnée au cours de vos lectures?

La culture de la diète tente de nous convaincre que l’alimentation et l’exercice physique déterminent 100 % de notre poids et de notre état de santé. Dans les faits, de 25 % à 30 % seulement de notre poids serait attribuable à nos comportements individuels; et de ce pourcentage, 10 % proviendrait de notre alimentation et de notre activité physique. Si on exclut la génétique, tout le reste s’explique par des facteurs sociaux. L’exposition d’une personne à la discrimination, à la pauvreté, à la pollution environnante et son statut économique ont un impact beaucoup plus important sur sa santé et son bien-être. Les disparités en matière de poids ont donc peu à voir avec nos comportements individuels, mais beaucoup plus avec les iniquités sociales et économiques. La santé et le poids sont des ingrédients tellement plus complexes que ce qu’on mange chaque jour…

Et à force d’entendre qu’un peu de volonté suffit pour maîtriser son poids, son corps, on se sent doublement coupable quand on n’y arrive pas…

Tout à fait, surtout que la société occidentale met l’accent sur la responsabilité individuelle. Elle nous culpabilise quand notre corps ne répond pas aux normes, on croit que c’est notre faute, que c’est la conséquence de nos choix personnels. Je veux rassurer tout le monde: non seule- ment vous n’êtes pas responsable, mais il n’y a rien de mal dans le fait d’avoir une taille forte. Je comprends pourquoi les praticiennes en santé, comme moi, insistent sur les habitudes de leur clientèle, mais ce serait une erreur de ne pas examiner la situation dans son ensemble. Si, dans notre évaluation, nous ne tenons pas compte des inégalités qui sévissent dans la société, si nous ne reconnaissons pas qu’elles affectent particulièrement les minorités visibles, nous ratons le bateau.

Vous dites que l’épidémie d’obésité est d’abord une construction sociale. Pourquoi?

Dans les années 1990, une série d’événements ont contribué à propager l’idée qu’on assistait à une épidémie d’obésité aux États-Unis. En 1998, les instituts américains de la Santé (NIH) ont diminué l’indice de masse corporelle (IMC), qui est supposé permettre d’évaluer si une personne est en excès de poids: 40 millions de citoyens américains sont donc devenus obèses du jour au lendemain. Cette décision reposait sur une étude financée par des fabricants de pilules amaigrissantes, des entreprises qui récoltent des milliards de dollars à entretenir la culture de la diète…

Comment peut-on faire la paix avec la nourriture?

La première étape de l’alimentation intuitive consiste à se familiariser avec la culture de la diète. Si on veut se déprogrammer, il faut d’abord connaître l’histoire de cette culture, son fonctionnement. On comprend ensuite mieux comment elle influence nos croyances, nos décisions, nos émotions…

On porte une attention particulière aux pensées qui nous traversent l’esprit quand on planifie le repas du midi, quand on fait l’épicerie, quand on est à table… On peut mettre des années avant de se défaire de toutes ces pensées, surtout si on a suivi des régimes; mais c’est un point de départ important pour retrouver un rythme naturel et faire confiance à son corps – ses signaux de faim, de satiété, ses envies.

La culture de la diète véhicule des préjugés en matière de sexe, de race et de classe sociale. Elle occupe notre esprit, elle s’empare de notre argent, elle nous Mouvement antidiète: et si on se libérait enfin?retire notre pouvoir d’action. L’alimentation intuitive, pour sa part, passe par l’acceptation de soi. Elle nous encourage à prendre soin de nous, à nous éloigner de toute forme de contrôle afin de conserver une véritable santé physique et mentale. On peut alors investir du temps et de l’énergie dans des activités qui comptent vraiment et qui contribuent à changer le monde.

Anti-Diet: Reclaim Your Time, Money, Well-Being, and Happiness Through Intuitive Eating, Christy Harrison, 2019. (En anglais seulement.)

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