Stéréotypes, sexisme, hypersexualisation, diktats de beauté: on critique et on rend les magazines responsables de nombreux maux. Mais est-ce vraiment si simple? Petit saut dans notre passé, pour mieux imaginer notre avenir.

Les publications dites féminines ont fait leur apparition au Québec vers 1930. Déjà, à ce moment-là, elles prônaient un certain idéal de beauté qui n’est pas sans rappeler celui d’aujourd’hui: être jeune, mince, bronzée et lisse. On s’adressait à un lectorat plutôt homogène, soit blanc, hétérosexuel et aisé. Certains critères de beauté sont restés constants au fil des décennies, mais d’autres sont le reflet d’événements sociopolitiques et socioéconomiques. Par exemple, dans la deuxième moitié du 20e siècle, après les deux guerres mondiales et les privations qui en ont découlé, c’est la femme nourricière, aux courbes prononcées à la Marilyn, qui est omniprésente. En 1960, à la suite du baby-boom, on rêve de jeunesse éternelle, et ce sont les corps longilignes à la Twiggy qui dominent. Puis, les années 1970, teintées de revendications féministes et écologiques, voient l’image de la femme naturelle, de la beauté sauvage, prendre le dessus. À l’opposé, les eighties nous plongent dans une époque plastique, surjouée. C’est d’ailleurs dans ces années-là que la chirurgie esthétique commence à se démocratiser. Bref, à chaque époque son modèle! «Le corps des femmes a toujours été une affaire de société, explique la sociologue Diane Pacom. Chaque civilisation promeut sa propre représentation abstraite de la beauté, qui change avec le temps. Le corps féminin devient une expression des valeurs et des visions contemporaines du monde. Dans des situations de guerre ou de crise, on adapte la représentation physique des gens à ce dont on a besoin, mais aussi à ce qu’on vit. Il y a une adéquation entre ce que vit la société et la façon dont on construit et perçoit le corps.» Selon elle, les magazines féminins ne sont donc pas les créateurs de ces diktats de société, mais bien un reflet, une simple courroie de transmission.

La pub, grande coupable?

Pourtant, quand on regarde le contenu éditorial des magazines au cours des décennies, on se rend vite compte que les images stéréotypées des corps féminins sont véhiculées principalement par… la publicité! «Les magazines ont été – et sont encore parfois – des véhicules d’oppression du corps des femmes, dit Marilou Tanguay, historienne. Mais c’est dans les publicités qu’on retrouve majoritairement ce type de messages sournois.» Il existe une logique économique derrière ce discours», de l’avis de l’ethnologue Suzanne Marchand, autrice du livre d’histoire Rouge à lèvres et pantalon. «On ne cesse de présenter aux femmes des idéaux inatteignables, des modèles inaccessibles auxquels elles veulent ressembler, puis on leur offre la solution miracle sous forme de tel ou tel produit. C’est un cercle vicieux, mais ça fonctionne depuis des lustres.»

Le contenu éditorial des magazines est parfois influencé par cette réalité, puisqu’il est soumis à une même logique économique: les publications doivent créer un environnement attirant pour que les entreprises louent de l’espace publicitaire dans leurs pages. «Si, pour annoncer son nouveau rouge à lèvres, une compagnie de cosmétiques a le choix entre un magazine qui parle d’avortement et un autre qui se consacre à la cuisine et à la mode, elle ira forcément vers le second – du moins, c’était le cas à cette époque-là», dit Marilou Tanguay.

Comme les pages féminines des journaux et des magazines d’alors représentent une véritable mine d’or pour les agences de presse, qui y comblent une grande partie de l’espace publicitaire, un vigoureux bras de fer se joue entre les éditeurs et les journalistes avec un «e». Oui, les femmes journalistes désirent parler de mode et de beauté, mais elles souhaitent aussi s’attaquer à des sujets de société chauds. Aux yeux des éditeurs, ces sujets feront fuir les annonceurs. «On oublie souvent qu’à l’époque, ce sont des hommes qui dirigeaient les journaux et les magazines, rappelle Marilou Tanguay. De nombreuses journalistes essayaient de produire un contenu diversifié, mais elles se butaient à des refus. Elles risquaient même de perdre leur emploi si elles proposaient des trucs trop osés! Beaucoup de voix ont été étouffées au fil des années. Ainsi, pour satisfaire une logique économique instaurée par des hommes et pour conserver leur droit de parole, les femmes journalistes se sont conformées aux exigences de la direction et elles ont dû composer avec les messages publicitaires insidieux, auxquels les lectrices étaient ensuite exposées.»

Dans les années 1970, le féminisme prend du galon, et les pages féminines disparaissent des quotidiens. Les femmes veulent écrire et être entendues, et non plus être confinées à une page «pour les dames». Ce changement ne donne toutefois pas l’effet qu’escomptait le mouvement féministe. «Le contenu féminin ne se taille pas de place dans le contenu général», constate Marilou Tanguay.

Boum!

C’est à ce moment-là que les magazines explosent au Québec. Les éditeurs, qui ont perdu les importants revenus associés aux pages féminines, cherchent à retrouver le lectorat qui leur permettrait de toucher les dollars générés par les annonces de produits «pour femmes». Les publications consacrées à la gent féminine se multiplient, et les dilemmes d’autrefois resurgissent. Pour ne pas rebuter les annonceurs – des hommes! –, les éditeurs de magazines – là encore des hommes, pour la plupart – atténuent le ton sérieux ou revendicateur des journalistes des publications féminines. Malgré tout, elles arrivent à traverser ce filet patriarcal et à glisser des pépites de contenus plus qu’importants dans les pages. Elles abordent des sujets controversés, comme l’avorte- ment, l’inclusion, le travail, la psychologie et l’économie. Reste que la publicité qui incite les femmes à transformer leur corps en achetant un produit X ou Y pour atteindre le bonheur, et les conseils beauté qui visent à dissimuler leurs imperfections, objets de honte, restent omniprésents.

Dans les années 1970 et 1980, le mouvement féministe critique vivement le double discours que tiennent les magazines féminins et les accuse d’être une source importante de messages aliénants pour les femmes. Cependant, il omet souvent de tenir compte d’un élément fondamental: la connivence liant entre eux les hommes d’affaires qui teintent d’images stéréotypées le contenu des magazines féminins, ce qui fait perdre de la crédibilité à ces publications. Celles-ci agissent aussi, néanmoins, comme un outil de communication important et, au fil du temps, jouent le rôle de miroir des préoccupations des femmes. Marilou Tanguay explique que les rédactrices doivent se prêter au jeu, tolérer la publicité sexiste insérée entre leurs articles, pour être en mesure de traiter, de temps en temps, de sujets plus épineux ou de proposer des modèles féminins différents. «Les ficelles des médias étaient tirées par des hommes motivés par l’attrait des revenus publicitaires. Les magazines féminins sont un territoire de luttes oubliées. Dire que ces magazines et les pages féminines ont uniquement servi à véhiculer des stéréotypes, c’est oublier les femmes qui se sont battues bec et ongles pour parler de choses importantes pour la société, pour les femmes, ou pour faire valoir un discours divergent», ajoute la chercheure, qui se désole qu’on accole encore aujourd’hui les étiquettes d’oiseuses ou de futiles aux publications féminines.

Changement de cap

Au cours des années 1990 et 2000, les magazines se vendent comme des petits pains chauds, et la conversation féministe sur la représentation des corps au sein de ces publications prend de l’ampleur. Peu à peu, les éditeurs et les annonceurs se rendent compte que la façon traditionnelle, souvent sexiste et stéréotypée, de vendre des produits aux femmes fait des vagues: socialement, elle est de plus en plus inacceptable. Pour s’adapter au marché, ils doivent changer leur manière de faire les choses. Les femmes investissent aussi les milieux de l’édition et de la publicité, ce qui, même si elles restent minoritaires, aide à transformer l’univers des publications féminines. «Il faudra attendre jusqu’en 1990 pour voir une femme à la tête du Devoir, par exemple», lance Marilou Tanguay. Les publications féminines s’intéressent alors davantage à l’acceptation de soi, à la diversité corporelle et à la différence. Elles arrivent à parler de sujets plus lourds, même s’ils sont moins attirants pour les annonceurs qui, eux aussi, s’adaptent à cette évolution dans le discours public. Elles applaudissent maintenant les multiples facettes des intérêts du lectorat féminin, qu’elles tentent d’élargir: elles touchent non seulement à la mode et à la beauté, mais aussi, plus souvent qu’avant, à des sujets plus audacieux, voire provocants ou revendicateurs. Les photos sont moins retouchées, les corps hors norme commencent à être représentés. «Les sociétés sont plus individualistes et plus multiculturelles qu’avant; il y a donc plus de choix, plus de modèles non seulement en ce qui a trait à la mode, mais aussi en ce qui a trait aux idéaux de beauté, affirme Diane Pacom. Avant, le carcan était plus rigide, et ce qui était considéré comme beau ou désirable était plus uniforme.» Ce n’est pas encore parfait, mais un vent de changement se fait décidément sentir. Et ça fait du bien!

À l’ère des likes

L’avènement du web vient aussi changer la donne. À compter de la fin de la décennie 2000, de grands magazines proposent des plateformes numériques, puis s’imposent quelques années plus tard sur les réseaux sociaux. Les annonceurs emboîtent le pas. Les photos liées aux idéaux de beauté contemporains passent des pages glacées des magazines aux écrans de nos téléphones. «On sait que les images présentées dans les revues sont fantasmées, qu’elles sont léchées à coups d’éclairage flatteur, de maquillage et de Photoshop. Sur les réseaux sociaux, cette mise en scène est moins facile à détecter. Tout le monde a accès à des filtres, à des outils pour modifier son apparence. Quand on se compare à ces photos, qui semblent réalistes, notre perception de ce dont ont l’air de “vrais” corps est troublée», dit Jolianne Paul, travailleuse sociale qui s’est penchée sur l’influence des réseaux sociaux sur l’estime de soi des jeunes femmes.

Mais de la même façon que, quelques années auparavant, la représentation idéalisée du corps des femmes dans les magazines était critiquée, le public a tôt fait de voir clair dans le jeu des filtres, du Facetune et du Photoshop subtil présents sur Instagram ou sur d’autres plateformes. Résultat? Il demande toujours plus d’authenticité, de transparence, de vulnérabilité dans les photos des femmes qu’on trouve sur les réseaux sociaux, que ce soit dans le contenu éditorial ou le contenu publicitaire. Les comptes Body Positive, Fat Positive, Sex Positive, qui célèbrent les différences corporelles, cumulent les abonnés par millions. À petits pas, l’industrie réalise qu’il est possible de célébrer la différence des femmes au lieu de répéter un message d’uniformité… tout en étant profitable! Des publications, féminines ou pas, de plus en plus diversifiées, inclusives et engagées? Nous, en tout cas, on dit oui!

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