Avant de vous ouvrir mon carnet de bord, il m’apparaît nécessaire de vous donner quelques informations de base. Né en mars 2020, Clubhouse repose entièrement sur la voix. Pas de  fenêtre de chat, pas de service de messagerie ni de photos, à part celle de notre profil. Pour devenir membre, il est nécessaire de recevoir une invitation (de plus en plus facile à trouver, précisons-le). Toujours en phase bêta, l’application peut être exclusivement téléchargée par les utilisateurs d’iOS (iPhone ou iPad), mais les créateurs souhaitent la rendre accessible sur Android ce mois-ci.

Plusieurs l’ont comparée aux lignes ouvertes des radios, aux balados, à un immense party dans une maison virtuelle ou même aux chats mIRC des années 1990. D’autres évoquent l’esprit des débuts de Twitter, avant l’invasion des trolls. Toutes ces comparaisons reflètent différentes facettes de l’application, mais comme pour tous les réseaux sociaux, seul le temps permettra de préciser l’usage qu’en feront les utilisateurs. Pour le moment, tout reste encore à bâtir et une certaine bienveillance continue de régner.

Les échanges ont lieu en direct sur Clubhouse. Les enregistrements sont interdits à moins d’obtenir le consentement des personnes présentes. Les membres doivent aussi s’inscrire en utilisant leur véritable nom.

Comment s’assurer que les règles soient respectées?  C’est là où Clubhouse se distingue: le parrainage vient avec des responsabilités. Par exemple, si une personne que vous invitez se fait expulser, vous risquez de l’être aussi.

Alors, ce carnet de bord?  Le voici…

Jour 1

Je pénètre dans la «maison», un peu intimidée. Moi qui parle au téléphone seulement quand mon travail m’y oblige ou pour appeler mes parents, prendrai-je rapidement mes aises dans cet univers?  J’apprendrai plus tard que l’endroit où je me trouve s’appelle «le couloir». C’est ici qu’on voit défiler les salons – que les anglophones et les Français appellent «rooms». Je rédige une bio, coche deux ou trois intérêts et me mets à fouiner dans les abonnements de quelques connaissances pour tenter de repérer des gens intéressants à suivre. Je fais une recherche avec les mots clés «voyage» et «travel» pour m’abonner aussi à des clubs, qui influencent le contenu qui s’affiche dans mon couloir.

Je clique sur des titres pour entrer dans des pièces au hasard. Je ne comprends pas trop ce qui se passe… Je reviendrai quand j’aurai plus de temps.

Jour 2

Je butine d’un salon à l’autre. Je réalise que les pièces sont divisées comme des salles de spectacles. Tout en haut, se trouvent les personnes sur scène. Au «parterre», ce sont les gens suivis par ces derniers et, plus bas, tous les autres.

Les personnes sur scène avec un petit écusson vert sont les modérateurs. Ce sont eux qui gèrent le déroulement de la discussion. Ils peuvent par exemple inviter un spectateur à se joindre à eux, couper un micro et déplacer quelqu’un dans l’assistance. De leur côté, les auditeurs peuvent lever la main – en cliquant sur l’icône au bas de l’écran – pour aller les rejoindre et participer à la discussion. Cette seule idée me donne des sueurs froides. Pour le moment, je préfère écouter.

Entre les salons consacrés aux Bitcoins, à l’entrepreneuriat et à la croissance personnelle, je me demande bien ce que j’ai pu sélectionner pour me retrouver devant des discussions aussi éloignées de mes intérêts. Je retourne jouer dans les paramètres de mon profil et je cherche des gens à suivre qui me ressemblent un peu plus. En parallèle, ma copine J., qui a passé 76 heures sur l’application la semaine dernière (gloup), m’explique le b.a.-ba de Clubhouse par Messenger.

Tiens, Jamel Debbouze est dans l’un des salons. Est-ce le vrai?  Je tends l’oreille. À moins d’une bonne imitation, j’ai bien l’impression d’entendre le Lucien d’Amélie Poulain.

Jour 3

Le 1er février, Clubhouse avait été téléchargé 3,5 millions de fois. Le 16 février, trois jours après mes premiers pas sur le réseau, j’apprends que nous sommes maintenant plus de 8 millions. Le contexte y est sans doute pour beaucoup: entre confinement, couvre-feu et distanciation sociale, toutes les occasions sont bonnes pour s’évader. Clubhouse a des airs de Montréal à l’époque de la Prohibition. On s’y sent libre et ça fait un bien fou!

Au fil de mes pérégrinations, je constate la présence de plusieurs groupes militants pour différentes causes. J’y vois l’occasion d’entendre des points de vue auxquels je suis moins souvent exposée. À peine entrée dans une pièce, le modérateur m’invite à monter sur scène. Je clique sur «Maybe later» et prends mes jambes à mon cou. Leçon du jour: on se fait moins remarquer dans une foule plus nombreuse.

J’ai à peine le temps de sortir de la «maison» que ma copine J.  m’écrit sur Messenger: «Brad Pitt et Quentin Tarentino sont en train de parler d’environnement!» Le nom du salon: «Climate Impact Reduction». Trop curieuse, je retourne tendre l’oreille mais ni Brad, ni Quentin n’ouvre la bouche pendant mon bref passage. J’apprendrai le lendemain matin que c’étaient des imposteurs. Un article de Forbes raconte comment un certain Jacob s’est retrouvé un peu malgré lui à jouer les stars ce soir-là, sans balbutier plus que quelques mots.

Erin Kwon Unsplash

Jour 4

J’entre dans une pièce appelée «Silent room».  Mais pourquoi diantre une pièce silencieuse dans un réseau vocal?  Sorte de «connexion cosmique» qui m’échappe?  Je ressors, dubitative.

Au fil de mes pérégrinations, je constate que la moyenne d’âge sur Clubhouse est plus élevée que sur la plupart des applications populaires. Rien à voir avec TikTok, Snapchat ou Instagram! J’y croise aussi plusieurs accros de la techno rencontrés entre 2007 et 2009 sur Twitter, tant des Québécois que des Français et des Américains, dont quelques célébrités comme Ashton Kutcher et Jared Leto.

À ce stade-ci, j’ai l’impression d’être devant un buffet à volonté de conférences sur différents sujets. Je prends goût à papillonner d’une thématique à l’autre et à découvrir les impressions d’autres utilisateurs.

Le vrai déclic se produit toutefois en début de soirée, quand je tombe par hasard sur différentes personnalités françaises des médias en train d’échanger sur la convergence entre la télévision et la radio. Parmi les intervenants, on retrouve Laurent Guimier, le directeur de l’information de France télévisions. Des gens du public avouent ne jamais regarder la télé. Les échanges se font dans le plus grand respect. On sent une réelle curiosité et une grande ouverture de part et d’autre.

Au-delà de cette proximité, qui s’est perdue au fil du temps sur les autres réseaux sociaux, le potentiel de profondeur m’apparaît alors comme l’atout principal de Clubhouse. Délesté du poids de l’image, mais sous notre véritable identité, l’authenticité redevient beaucoup plus qu’un mot-clé balancé à tout vent dans un but marketing (bon, il y aura toujours de faux Brad Pitt, hein).

Je comprends ce soir-là que tout peut arriver sur Clubhouse. Qu’il suffit d’être là au bon moment. Et moi qui croyais m’être guérie de mon FOMO («Fear of Missing Out»)…

Jour 5

Je passe une partie de la matinée à travailler au son du DJ Hyla dans le salon All Day Dreaming Radio: Co Dreaming Productive Beats. 

Et si je créais un premier salon?  Après tout, peu de Québécois en animent. Avec, en tête, mes observations des derniers jours, j’intitule l’événement «La revanche des vieux». J’invite des copains à venir discuter le lendemain matin, à 11h.

Je découvre que les fameuses «rooms silencieuses» servent à réseauter. Les gens s’y arrêtent dans l’espoir que les personnes présentes consultent leur profil et s’abonnent à leur compte. Dans l’une de leurs prises de paroles, les fondateurs de Clubhouse ont affirmé souhaiter les voir disparaître.

Une connaissance me voit entrer dans une salle et m’invite à monter sur scène. Il faut bien se jeter à l’eau un jour ou l’autre, non?  J’accepte, les mains un peu moites. Je survis!

Jour 6

À une époque où la plupart des réseaux sociaux sont axés sur l’image, que peut apporter Clubhouse?  Voilà la question posée à mes acolytes sur la scène de mon premier événement. Les points de vue sont aussi variés qu’intéressants. Certains cherchent encore l’intérêt. D’autres reconnaissent déjà son haut potentiel addictif.

Si créer un salon se fait en un tournemain, la modération d’une salle virtuelle exige un peu de pratique. Je décide de créer une petite session d’accueil pour les Québécois, qui débarquent en rafale depuis deux ou trois jours avec d’autres utilisateurs de la plateforme le dimanche suivant.

Avant d’aller au lit, le titre d’un salon pique ma curiosité: «Misogyny and the Media: What have we learned from Britney?» Au moment où je me faufile dans la foule, la reporter Lisa Guerrero est en train de livrer un témoignage poignant à propos de l’étiquette de «Bimbo» qui lui a été accolée une bonne partie de sa carrière. Sa voix se brise sous l’émotion.

Jour 7

Oh! L’acteur Omar Sy vient d’arriver! Je suis la troisième à m’abonner à son compte. Me reste à enquêter pour savoir si c’est bel et bien le vrai…

À 14h, j’interromps mon boulot pour assister à la discussion entre Jamel Debbouze et Érika Batista, devenue au fil du temps l’un des modératrices stars du réseau. Entre les quidams qui lui posent des questions et ses copains humoristes qui viennent foutre le bordel sur scène, je ris aux éclats.

Moment fort de ma journée: les échanges entre le journaliste Rémy Buisine de Brut et les gens de l’audience, qui se succèdent pour lui poser des questions sur son travail. Passionné, il répond déjà depuis trois bonnes heures quand je pénètre dans le salon. Il y restera environ deux heures de plus, infatigable.

En soirée, je me retrouve dans un karaoké consacré à Céline Dion, en direct de ma baignoire. Oups.

Jour 8

Je suis clairement dans la phase de l’énamourement. Clubhouse et moi, on est faits pour s’entendre! L’éternelle exploratrice que je suis est comblée: les thématiques sont infinies.  J’en discute avec des amis – d’anciens et de nouveaux  – en coulisses.

Par contre, comme dans tous les réseaux, on croise une flopée de prétendus experts, de pseudo-gourous et d’âmes esseulées. La spontanéité retrouvée me semble toutefois compenser.

La session d’accueil pour présenter la base de la plateforme aux nouveaux avec d’autres utilisateurs (inscrits depuis plus longtemps que moi!) s’avère fort sympathique. Nous décidons de répéter l’expérience les deux dimanches suivants.

Quand on suit une personne, on peut voir dans quel salon elle se trouve. Dans une quête de vérité (et des relents de mon adolescence groupie), je m’amuse à traquer Omar Sy. À quelques reprises, j’entends des modérateurs l’inviter à monter sur scène. Il le fait parfois, mais jamais je ne l’entends parler. Un autre «faux Brad Pitt»?  Pourtant, les imposteurs sont généralement bannis assez rapidement. Jusqu’à preuve du contraire, il est innocent… et celui qu’il prétend.

Jour 14

Nous sommes maintenant plus de dix millions sur Clubhouse. Deux semaines après mon inscription, je dose un peu mieux mes présences, mais j’avoue qu’il m’est encore difficile de ne pas aller fouiner pour voir ce qui s’y passe plusieurs fois par jour. Désactiver les notifications reste à mon avis essentiel.

J’y trouve une ouverture sur le monde à un moment où je ne peux pas aller à sa rencontre. Je me demande toutefois comment nous pourrons continuer à bavarder comme nous le faisons quand nous recommencerons à nous déplacer et à fréquenter les lieux publics.

Il ne fait aucun doute que le contexte actuel joue un grand rôle dans le succès de la plateforme. Le beau temps et le relâchement des règles sanitaires seront à mon avis des concurrents tout aussi sérieux que les autres réseaux qui tentent de lui damer le pion. Mais pour le moment, l’atmosphère encore paisible et la chaleur de ces voix des quatre coins du monde apportent un baume. Mieux vaut en profiter avant l’arrivée de la cohue… et des trolls.

P.S.: Je n’ai pas recroisé Jamel et Omar Sy a maintenant plus de 1200 abonnés. Je n’ai encore aucune preuve concrète que c’est un imposteur. Ou pas.