Dans le bureau de ma grand-mère, où il m’était interdit d’entrer (mais dans lequel je ne ratais jamais une occasion de me faufiler en cachette), flottait une odeur d’encens et de camphre. C’était une petite pièce remplie de meubles en bois foncé, dont les étagères débordaient d’objets étranges et fascinants pour la petite fille fouineuse que j’étais: boules de cristal, jeux de tarot, pendules, tissus, figurines, livres anciens, talismans et breloques mystérieuses, que je n’étais pas censée toucher.

Ma grand-mère, voyez-vous, était une sorcière. Durant quelques décennies – jusque dans les années 1990 –, elle a gagné sa vie en tirant le tarot et en lisant dans les étoiles, le cristal et les feuilles de thé. Elle portait des robes colorées, ses mains étaient couvertes de bagues, sa peau avait un parfum de santal, et ses clients, dont plusieurs étaient membres de la scène artistique québécoise, venaient de loin pour profiter de ses talents.

À cette époque où l’influence de l’église était encore palpable, le tarot était perçu comme une pratique relativement taboue, secrète, inspirant tantôt la peur, tantôt les moqueries – comment oublier ces fameuses infopubs de télévoyance à 4,99 $ la minute? Ma grand-mère cultivait sciemment l’intimidante aura de mystère et de magie qui entourait son métier. Pour elle, être cartomancienne, c’était faire profiter autrui d’un don surnaturel. C’est sans doute ce qui la sépare le plus de ces sorcières des temps modernes qui, déterminées à démocratiser cette pratique ancestrale par l’entremise de plateformes comme TikTok et Instagram, croient que le tarot appartient à tout le monde… et qu’il n’a rien de magique.

Une fenêtre sur soi

«Le tarot, pour moi, c’est une manière de se connecter à son intuition», m’explique Maryse, qui occupe un poste de cadre de jour et tire les cartes professionnellement depuis un peu plus de trois ans, après avoir passé une vie entière à s’intéresser aux arts divinatoires. «Tout le monde peut le faire, mais certaines personnes y arrivent plus facilement que d’autres. Les cartes sont un outil qui permet de laisser venir à soi des images, des émotions et des idées qui peuvent nous aider à mieux comprendre celles qui nous habitent.» Les trois cartomanciennes avec qui je me suis entretenue pour cet article partagent d’ailleurs cette même vision du tarot. Pour elles, c’est une façon d’entamer une réflexion, de stimuler l’introspection, et d’accéder aux désirs, aux besoins et aux pensées qui sommeillent en nous, souvent bien enfouis sous notre envie de plaire, nos appréhensions et notre sens des responsabilités. Un outil qui, pour plusieurs, permet de mettre des mots sur l’intangible.

Vanessa DL, qui se présente comme étant sorcière, vulgarisatrice et enseignante des arts mystiques, se rappelle que la spiritualité et la quête de sens ont toujours fait partie de sa vie. Enfant, elle vivait beaucoup de solitude, et était animée par le désir de comprendre le monde et sa place au sein de celui-ci; elle s’est donc créé un univers rempli de magie. «Au début, mon intérêt pour la magie et son aspect rituel découlait d’un besoin de me sentir davantage en contrôle, dit-elle. Avec le temps, les rituels sont devenus pour moi des sortes de bulles sacrées, dans lesquelles je me sens en sécurité et où je me permets d’accueillir, de vivre et de canaliser mes émotions pour les transcender plutôt que les réprimer.» Elle ajoute que les rituels ont toujours fait partie de l’expérience humaine et qu’on aurait tort de les réduire à de simples superstitions. Plusieurs d’entre eux – les funérailles, par exemple – ont été repris par les religions organisées, mais ont également été pratiqués de diverses façons, de manière individuelle ou collective, au cours des époques et dans les cultures, pour la simple et bonne raison qu’ils nous aident concrètement à gérer nos émotions. «Personne ne remet en question la nécessité ou les bienfaits pour les vivants de rendre hommage à leurs morts, souligne- t-elle. Alors, pourquoi douter de la pertinence de rituels comme le tarot, grâce auxquels on parvient à se connecter à soi-même pour mieux se comprendre et se recentrer?»

«L’archétype de la sorcière, c’est le symbole de la reprise du pouvoir, de l’autonomie et de la résistance. De l’individualité.»

Les clés du royaume

«Si je n’avais pas découvert ma spiritualité, je crois que je ne serais pas ici», lance Naomi Loud, sorcière et astrologue. Elle n’est pas tombée dedans quand elle était petite. En fait, Naomi s’est tournée vers les arts mystiques à la fin de la vingtaine, au moment où elle traversait une période difficile. Après avoir appris les rudiments du tarot dans les livres et commencé à le pratiquer en se basant sur les définitions officielles, elle a vu sa relation avec les cartes se transformer et s’approfondir progressivement. Pour elle, il ne s’agit pas d’un don magique, mais plutôt d’un langage.

«La relation entre nous et notre jeu de tarot se bâtit avec le temps, dit-elle. Dans l’un des livres que j’ai lus sur le sujet, on proposait de passer une heure à observer ses cartes, sans rien faire de particulier, en restant attentif à ce qu’elles nous faisaient ressentir. Au fil du temps, on développe une relation à double sens avec elles, et on parvient à les interpréter de manière plus intuitive.» À travers sa pratique, Naomi dit avoir retrouvé un certain sentiment de maîtrise de son destin. «Je me sens plus enracinée, ajoute-t-elle, moins victime des circonstances et davantage créatrice de celles-ci.» Lorsqu’elle tire le tarot à un client, les images qui lui viennent concernent souvent les blessures dans l’enfance et autres traumatismes. Les cartes offrent, selon elle, une fenêtre différente sur ces événements, et son approche vise entre autres à aider l’autre à découvrir ses blessures, puis à entamer un processus de guérison. Elle ajoute que pour retirer un maximum de bienfaits d’une consultation, le choix du ou de la tarologue, qui sera essentiellement un miroir pour la réflexion, est crucial.

Vanessa DL nous met d’ailleurs en garde contre les personnes qui pourraient tenter de profiter de notre besoin d’être guidé. «Je dis souvent qu’on ne peut pas se tromper en se tirant aux cartes, parce que l’idée selon laquelle le tarot est strictement un outil prédictif est un mythe, soutient-elle. L’univers du tarot et de la spiritualité n’est malheureusement pas tout rose, et je crois qu’on doit l’explorer en restant vigilant. Quelqu’un qui prétendrait savoir mieux que nous ce qui nous convient, qui poserait un diagnostic de santé, qui nous demanderait de lui donner de l’argent pour défaire un soi-disant mauvais sort ou qui nous imposerait une décision au lieu d’en discuter avec nous, selon moi, n’est pas digne de confiance.» Parce qu’à l’image de la sorcière – cette entité libre, rebelle et maîtresse de son destin –, le tarot est à la portée de tout le monde; il est censé nous tendre les clés de notre royaume intérieur, et non nous tenir en otage.

L’éthique mystique

«Lors d’une consultation, dit Maryse, je veux remettre le pouvoir entre les mains de mes clients. Je ne leur imposerai jamais ma vision; on va plutôt regarder la situation ensemble et tenter de voir laquelle des avenues est la bonne. J’ajouterais qu’il est très important de faire attention à ce qu’on dit aux gens et à la manière dont nos paroles peuvent être reçues. Il ne faut jamais sous-estimer le cadeau que nous font les gens en nous faisant confiance.»

Elle affirme que payer pour une séance de tarot est une forme de self-care. C’est prendre un moment pour soi, accepter de s’ouvrir à de nouvelles idées et laisser tomber ses barrières pour se soumettre à l’expérience avec humilité. Il en va de même pour le désir d’apprendre à lire les cartes, que ce soit par simple curiosité ou parce qu’on sent le besoin d’essayer de nouvelles méthodes d’auto-exploration.

«Le tarot, ou n’importe quel outil qu’on mettrait sous le parapluie de la sorcellerie, nous permet d’abolir la frontière entre nous et le sacré, explique Vanessa DL. Il y a toujours une autorité extérieure – qu’il s’agisse d’un prêtre ou d’une voyante, de l’argent ou du patriarcat – qui se place entre nous et notre spiritualité, pour nous dire comment vivre cette spiritualité. La sorcière, pour moi, fait directement le pont entre le divin, le sacré et elle-même. Ma passion, c’est d’outiller les gens. De leur donner un accès direct à leur spiritualité – comme j’ai trouvé le mien –, quels que soient les rituels qu’ils choisiront. Je ne ressens aucun attachement à la manière dont les autres vivent leur spiritualité. L’archétype de la sorcière, c’est le symbole de la reprise du pouvoir, de l’autonomie et de la résistance. De l’individualité.»

Je ne sais pas ce que ma grand-mère aurait pensé de ces sorcières des temps modernes et de la façon dont elles démocratisent l’art du tarot. Mais parce qu’elle était, après tout, une rebelle de son époque, je me plais à croire qu’elle aurait aimé les voir vivre leur passion au grand jour, et faire fi des commentaires et des regards obliques. Peut-être même qu’elle aurait fait semblant de ne pas savoir qu’elles allaient fouiner dans son bureau dès qu’elle avait le dos tourné.