Nos écrans interposés renvoient des images bien différentes de chacune de nous. Chez moi, le gris du jour gris passe tant bien que mal par mes trop rares fenêtres et rend grossier le grain de la vidéo. Je déplace mon portable pour exclure du cadre la pile de vêtements qui trône en permanence sur une chaise du salon. Mon visage, déformé par l’angle de la caméra, porte encore les traces d’une nuit trop courte. Chez Julie, il y a des fleurs, un pichet de porcelaine blanc, des miroirs qui réfléchissent une lumière parfaite: ça respire l’élégance, et c’est en accord total avec l’éclat doré de ses fins bijoux et le tombé de son pull en maille grège. Belle, vous avez dit? Oui, même un lundi matin de pluie devant l’ordi. Un être énigmatique et un peu hermétique? C’est, pour être très honnête, ce que j’anticipe à ce moment précis.

Nous commençons notre échange en discutant boulot. Julie tiendra le rôle principal dans Doute raisonnable, une série lourde dont le tournage commencera sous peu. Elle incarnera Alice Martin, une policière au sein d’un groupe d’enquête sur les crimes à caractère sexuel. Comment se sent-elle sur le bloc de départ? «Le tournage se prépare depuis très longtemps, et on a dû le repousser à cause de la pandémie. Alors, comment je me sens? Ça va peut-être sembler spirituel, mon affaire–et il est juste 9h du matin–, mais tu sais, des fois, c’est comme si la vie nous envoyait ce à quoi on aspire.» Un silence plane qui, je l’espère, apportera avec lui la fin de cette idée. «Il arrive un temps dans la vie où on réfléchit et on prend des décisions. Et c’est comme si, avec ce rôle, je récoltais le fruit de mes réflexions.» Porter Alice et être la tête d’affiche d’une série dont l’idée originale est signée Fabienne Larouche, voilà en effet un bel accomplissement.

Il est question de déviances sexuelles et de sujets connexes dans cette série, n’est-ce pas? «Oui, et c’est très intéressant. On plonge vraiment au cœur des enquêtes. J’apprends tellement de choses! Notamment que le rôle des inspecteurs, ce n’est pas de décider si les faits sont vrais ou pas, mais de trouver les preuves nécessaires pour amener la plainte jusqu’à un procès, pour qu’un drame puisse être résolu.» Je pense tout haut que, dans la foulée des dénonciations de l’été dernier, cette série risque fort de faire jaser… «Oui. Il y a énormément de préjugés sur les agressions à caractère sexuel et un paquet de choses qu’on ne connaît pas comme citoyen.»

Carlos + Alyse

Vertige

Il faudra patienter plusieurs mois avant de voir si Doute raisonnable aura l’effet de la bombe annoncée, mais on a de quoi se sustenter d’ici là avec Je voudrais qu’on m’efface, que l’on peut voir sur ICI TOU.TV. Je confie à Julie que je n’ai pas pu regarder la série au complet. J’ai bien essayé, mais les coutures de mon cœur de mère n’ont pas tenu. Et c’est particulièrement le personnage qu’incarne Julie, Mégane – prostituée et toxicomane, maman de deux enfants –, qui m’a bouleversée. Comment la comédienne est-elle arrivée à une qualité de jeu aussi troublante? «Comment j’expliquerais ça? D’abord, ce personnage n’a absolument rien en commun avec moi. Je n’avais aucun repère au départ, à part l’amour qu’elle a pour ses enfants et une détresse qui existe en chacun de nous. Ç’a été vraiment vertigineux. Je ne pouvais pas analyser le texte et prendre des décisions de jeu toute seule chez moi; je ne savais juste pas ce que je devais faire. Tu sais, Mégane est intoxiquée, elle est dans la rue, elle ne dort pas et elle est en train de perdre ses enfants… Il a fallu que j’accepte de ne pas savoir.»

Elle l’avoue: jouer des personnages plus près d’elle, c’est rassurant. Puis, elle n’est pas du tout du type «improvisation, style libre», mais plutôt une athlète surentraînée qui répète mille fois ses scènes et plonge dans la compréhension profonde de la psyché de ses personnages. «Quand tu es jeune, que tu sors de l’école, le côté instinctif, il te sert. Moi, je n’étais plus là. J’en ai appris sur moi en jouant Mégane. Ç’a été un enseignement incroyable.»

J’ose lui demander ce qu’elle a appris, précisément, sur elle-même. «Je me suis toujours dit que, par mon travail, j’avais la liberté de m’ouvrir et qu’il y avait juste moi qui savais, dans le fond, ce qui m’appartenait. Mais dans ce rôle-là, il faut que je sois honnête: j’ai terminé des scènes en ayant l’impression que tout le monde voyait ma laideur. Je devais m’engager à laisser tomber tous les murs, par respect pour ce personnage détruit. Mais ça a confirmé ma pudeur.»

 

«Tu sais, des fois, c’est comme si la vie nous envoyait ce à quoi on aspire.»

Pudique et assumée

Une pudeur assumée, voilà donc ce que cachent les entrevues télévisées qui prennent parfois une tournure déjantée lorsque l’intervieweur ou l’intervieweuse s’aventure sur le terrain de l’intimité. Et la photographie qu’elle pratique maintenant depuis plusieurs années, n’est-ce pas un autre moyen de diriger l’attention sur autre que soi? «Oui, la réponse est oui. Mais je fais d’abord de la photo parce que je m’intéresse à l’image et à la lumière. Au début, ce qui me motivait, c’était le désir d’apprendre, de comprendre la lumière, mais à mesure que mon travail s’approfondit, je constate que cette position-là m’apporte beaucoup de satisfaction. Je trouve ça fort instructif et agréable d’avoir à mettre l’autre en valeur. D’avoir à regarder… Juste regarder. C’est ce qui me comble le plus maintenant, en fait.»

Elle parle aussi de l’importance de la relation entre le photographe et son sujet, et je lui demande si elle a de la difficulté à créer cette proximité. «Ma pudeur n’a rien à voir avec ma capacité d’entrer en relation avec les autres. Comprends-moi bien: ce n’est pas une question d’authenticité, mais d’ouverture et de confiance. Je ne me dévoile pas dans toute ma fragilité, dans toute ma vulnérabilité. Cette portion-là, il y a très peu de personnes qui y ont accès. Je fais tellement de bruit, je remplis tellement l’espace avec mon humour et mes rires, mon désir de connaître l’autre que personne ne s’aventure du côté de l’intimité. Et ça me convient.»

Beauté naturelle  

Je la regarde de l’autre côté de l’écran, à 44 ans avec un grain de peau et un carré de visage parfaits. Je vois la mise en plis impeccable et les mains manucurées. Et puisqu’elle me laisse un peu entrer, je pousse la porte un peu plus. Je l’ai entendue à la télévision faire des blagues sur le fait qu’elle vieillit. J’imagine sans mal que cette légèreté peut cacher une peur. Est-ce que j’ai raison? «Ces jokes, c’est un discours prémâché pour moi. Ça illustre très bien ce que je disais. Quand on aborde un sujet qui ne me tente pas, quelque chose se déclenche en moi qui est de l’ordre du spectacle. Mais, bon, ta vraie question, c’est: “Est-ce que ça me préoccupe vraiment”, n’est-ce pas?» Elle marque une pause, comme si elle était à la croisée des chemins: répondre ou esquiver le sujet?

«Ouais, ça me préoccupe vraiment. Je fais attention; je reçois des soins faciaux tous les mois depuis 10 ans. Je sais ce qui m’attend, donc je prends soin de moi. Ce n’est pas tant que je souhaite ralentir le temps, c’est que j’ai envie de me sentir bien dans mon corps; alors, je m’en occupe, comme je m’occupe de ma maison.» La porte se referme doucement pendant qu’elle badine sur ses allergies saisonnières et s’excuse des cernes (inexistants) qui, selon elle, ornent son regard. «L’autre jour, quelqu’un m’a dit que j’étais une beauté naturelle. J’ai répondu que non! Je fais tellement d’efforts! Tu devrais voir toutes les crèmes dans ma pharmacie!» En rigolant, elle me montre une boule de silicone contenant de la glace et conçue par une esthéticienne des vedettes hollywoodiennes: «Tu te passes ça sur le visage: resserrement cutané! Je ne sais pas si ça fonctionne, mais j’ai l’impression de faire quelque chose pour ma peau!»

Carlos + Alyse

Prochaine station

Les rires diminuent, et je décide d’abandonner le plan de mon entrevue. Ni pour tenter de transgresser la pudeur de Julie, ni par curiosité. Il y a dans ses yeux rieurs une sagesse qui m’attire. Qu’est-ce qu’elle a compris qui m’échappe encore? «Il y a un trait dans mon parcours. Comme une grosse ligne tracée au Sharpie. Ça n’a pas de rapport avec l’âge; je ne le raccorde pas à la quarantaine, mais, pour moi, c’est là que ça s’est passé.»

Elle explique qu’à la naissance de son fils, Thomas, elle n’avait que 24 ans. C’était un enfant tout à fait désiré. Tout comme ses parents, elle voulait des enfants tôt dans sa vie. À 40 ans, la vie allait vite et bien. Les enfants grandissaient, les projets affluaient. Pourtant, à un moment, c’est comme si la Terre s’était arrêtée de tourner. Et on ne parle pas ici de burnout ou de dépression, mais d’une profonde remise en question. «Si j’avais eu le choix, je crois que j’aurais continué comme ça. Je ne la haïssais pas, l’ancienne Julie. On va l’appeler comme ça, veux-tu? Elle fonctionnait bien. C’était facile d’être dans sa peau.»

Puis, le shutdown, comme elle le dit, ne s’est pas fait du jour au lendemain. Progressivement, il y a eu une perte d’enthousiasme, de sens. «C’est comme si j’étais dans un train en marche et qu’à un moment, j’ai réalisé que j’aurais voulu descendre à une gare, mais qu’il était trop tard. Le train roulait à 100 milles à l’heure, et tout indiquait que je devais poursuivre mon chemin. Sauf que quelque chose en moi me criait que je devais descendre. Puis, c’est devenu obligatoire.»

Tout est passé dans le tordeur: le boulot, les relations d’amitié, l’amour… «Je me demandais si j’avais le droit de faire ça. J’avais des responsabilités, deux enfants, des obligations professionnelles… C’est vraiment difficile d’écouter son instinct. Es-tu capable de le faire, toi?»

J’ai un nœud dans la gorge. Je suis dans le train en marche et je n’ai pas trop envie de me poser la question. À mon tour d’esquiver. Je secoue la tête. «Je te confirme que, quand tu arrêtes le train brusquement, les gens assis dans la locomotive s’écrasent la face dans le pare-brise. L’impact est violent.»

«Quelque chose en moi s’est reconnecté. mon instinct est revenu.»

Plantée dans son décor parfait, Julie Perreault ne pourrait être plus vraie. «Il y a plein de gens qui ne se remettront pas en question, malgré le fait qu’ils sont de toute évidence malheureux, mais je les comprends. Pour faire des choix déterminants et difficiles, il faut être en grande forme sur tous les plans: psychologiquement, physiquement… Il faut que tu aies pris tes décisions et que tu sois solide, parce que ça brusque tout le monde autour de toi.»

En juin, Julie fêtera ses 45 ans et, de son propre aveu, elle se sent plus près que jamais de sa vulnérabilité, de son authenticité. «Mais ça ne veut pas dire que je suis une grande braillarde, là! (Rires) Ça signifie simplement que les choses m’atteignent pour de vrai, que les conversations existent véritablement. Et je ne pense pas que je reviendrai en arrière. Quelque chose en moi s’est reconnecté. Mon instinct est revenu. J’ai dû défoncer quelques murs de ma demeure, laisser tomber quelques barrières. Ce n’est pas isolé, il fait froid l’hiver, mais je suis vraiment bien là-dedans.»

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ELLE QUÉBEC Juin 2021

ELLE QUÉBEC Juin 2021Carlos + Alyse

Photographie Carlos + Alyse. Stylisme Patrick Vimbor. Direction de création Annie Horth. Coiffure et maquillage Nicolas Blanchet. Production Estelle Gervais. Coordination Laura Malisan. Assistante au stylisme Laurence Labrie. Julie porte une combinaison, une ceinture et un collier Saint Laurent par Anthony Vaccarello.