Ici, une main parfaitement manucurée tient le sac dernier cri de Louis Vuitton; là, une jambe fine et galbée présente le nouvel escarpin à bride aperçu lors du défilé Marc Jacobs printemps-été 2019, à l’automne dernier. Quand les tops du métier – Bella Hadid, Kendall Jenner ou Kaia Gerber – s’exposent en tête d’affiche et récoltent au passage les fruits de leur célébrité, d’autres travaillent incognito pour créer un fantasme sur mesure, qui s’étale dans des campagnes publicitaires au visage anonyme. Des doigts fins, des lèvres ourlées, un ventre plat, des yeux en amande, des pieds délicats ou des fesses rebondies: voilà tout ce qu’on verra de ces professionnelles de l’ombre. Elles s’appellent Adele Uddo, Anne-Lise Prat, Ellen Sirot ou encore Ingrid Cuer, illustres inconnues pour le commun des mortels, mais talents rares dans l’industrie de la mode et de la beauté. Car si tenir un sac ou montrer un tube de mascara devant l’oeil aiguisé d’un photographe peut sembler être à priori un jeu d’enfant, la réalité est tout autre. Il faut savoir prendre la pose avec doigté (parfois dans des postures alambiquées!), afin de mettre en valeur un accessoire ou un produit. Comment savoir si une partie de notre corps a les qualités nécessaires pour faire carrière et quelles sont les difficultés de cette occupation auréolée de mystère? On lève le voile sur le mannequinat de détail.

Belles mains, beaux pieds!

Photo: Marc Jacobs

Adele Uddo a l’habitude de voir ses mains dans les magazines ou sur les panneaux publicitaires qui peuplent les villes, de Malibu, où elle habite, à New York, où elle travaille le plus souvent. En effet, elle prête ses menottes à de grands noms de l’industrie, dont Chanel, Dior, Essie, Revlon ou Sephora. Un portfolio à faire pâlir d’envie n’importe quelle top, car au firmament des mannequins de détail, l’Américaine est une star! «La beauté d’une main est évidemment subjective», nous glisse-t-elle humblement. La modestie lui sied bien, mais il est évident que ses doigts graciles et longilignes, que couronnent des ongles en amande, suscitent l’admiration. D’ailleurs, la première fois qu’Adele les a montrés lors d’un casting, l’ambiance est devenue électrique. «On les a examinés de près, se souvient-elle. Certaines personnes prenaient des notes tandis que d’autres se faisaient des signes de tête, comme si elles avaient découvert quelque chose de spécial!» Ce jour-là, elle a signé sa première campagne publicitaire pour la marque de vernis OPI. Il faut dire que ses mains répondent parfaitement aux critères à cocher pour pouvoir oeuvrer dans le domaine. Parmi ces conditions primordiales? «Le grain de la peau doit être uniforme: il ne faut pas voir de veines, de pores ou un quelconque “défaut”, comme une cicatrice», explique Dani Korwin, fondatrice de l’agence new-yorkaise Parts Models, qui représente près de 300 mannequins de détail. «Par ailleurs, le lit de l’ongle – qui part de la cuticule et va jusqu’au bout du doigt – doit être long.» Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’est pas nécessaire d’avoir des griffes interminables: leur longueur varie selon l’envie du client et l’esthétique de la marque cette saison-là… tout comme la coupe de cheveux qu’on attribue à une mannequin mode le temps d’une séance photo! Si les mains sont de loin les parties du corps les plus demandées, les pieds ne sont pas en reste. Le must? Une voûte plantaire légèrement cambrée, des orteils délicats, espacés de façon uniforme, et une peau douce comme de la soie… sans oublier la cheville et la jambe, tout aussi importantes, qu’on préfère évidemment fines selon les standards de beauté prédominants dans le monde de la mode. Quant aux yeux, aux lèvres ou aux oreilles, les critères demeurent subjectifs, même si des cils fournis, des dents blanches, une bouche charnue et un lobe délicat auront tendance à être privilégiés.

La main à la pâte

Photo: Yves St-Laurent

On a beau se faire dire qu’on a de belles mains, il n’est pas garanti qu’on les verra de sitôt placardées sur un panneau. Chaque image léchée d’une menotte enlaçant avec élégance une bouteille de parfum exige en réalité des heures de travail. «L’aspect le plus difficile de notre métier? On doit tenir les poses longtemps et sans bouger, souvent dans des positions très inconfortables», assure Ingrid Cuer, qui a notamment travaillé pour la marque de beauté Nuxe. De fait, quand la légèreté est de mise, il suffit d’une main crispée pour gâcher la séance photo! Et puis, il faut savoir jouer avec ses doigts ou ses pieds, tout en leur faisant véhiculer une émotion (oui, oui). Pas évident pour celles qui n’ont aucune expérience antérieure. D’ailleurs, la plupart des mannequins de détail ont d’abord été mannequins tout court. S’il est plutôt facile de poser avec ses lèvres – «il y a une limite à ce qu’on peut faire avec», concède Adele Uddo –, c’est un tout autre défi de se faire photographier les jambes. «Il y a quelques années, je travaillais pour Christian Louboutin et, après les avoir maintenues en l’air pendant des heures, mes gambettes se sont mises à trembler, se rappelle la Californienne. J’étais un peu gênée!» Pour remédier au mieux à ce genre de désagrément, elle doit impérativement pratiquer un sport afin d’être en bonne condition physique… tout comme Gigi Hadid, même si cette dernière est fan de boxe, une activité interdite pour une mannequin de mains! Dans ce monde de paillettes, il suffit en effet d’un ongle cassé pour voir un contrat vous passer sous le nez. «C’est ce qui m’est arrivé quelques jours avant une séance photo pour Dior! Heureusement, ma belle-soeur a su retrouver mon bout d’ongle manquant, raconte Adele. Un de mes amis, manucure de stars, a réussi à me le recoller avec de la colle extra-forte… et un sac de thé! Tout le monde n’y a vu que du feu!» Pour éviter ce genre de catastrophe, certaines mannequins de détail n’hésitent pas à tomber dans l’excès, comme Ellen Sirot, ponte dans le domaine. Cette Américaine porte des gants tous les jours – elle en a 500 paires –, s’abstient de faire la cuisine et le ménage, bannit les poignées de main, demande à sa fille de lui attacher ses chaussures et n’ouvre jamais une porte, afin d’éviter toute callosité ou tension dans les muscles qui pourraient esquinter ses précieuses menottes. Elle a d’ailleurs lancé sa propre ligne de soins pour les mains, Sirot Products, à l’instar d’Adele Uddo, une affaire florissante pour ces femmes d’affaires qui sont évidemment leur meilleure égérie! Le secret de leurs doigts de fée? Elles les hydratent à longueur de journée et misent sur
une manucure avant toute séance photo. De fait, lorsqu’on travaille en gros plan, le moindre défaut – une cuticule apparente, mais aussi des lèvres gercées ou une ampoule au pied – ne pardonne pas! D’ailleurs, Dani Korwin déconseille à ses mannequins de marcher en talons hauts. «Je leur recommande de porter des chaussures confortables, une demi-pointure au-dessus de leur taille habituelle, et d’enfiler deux paires de chaussettes, déclare-t-elle. Et surtout, d’éviter à tout prix les tongs en été, trop dangereuses pour de fragiles orteils!»

La rançon de la gloire 

Photo: Arthur Belebeau

«Puisqu’on ne voit pas mon visage, la question de la concurrence ne se pose pas: je peux travailler en même temps pour Chanel, Dior, L’Oréal et une marque agroalimentaire», précise Anne- Lise Prat, qui n’a pas besoin de signer de contrat d’exclusivité, contrairement aux mannequins «régulières» lorsqu’elles deviennent égéries d’une griffe. «Et puis, sans en avoir l’air, on se lasse moins de mes doigts que d’une tête…» Si la main reste la partie du corps la plus demandée, et donc la plus rentable à terme, cet anonymat a tout de même un coût. «Tant qu’on ne voit pas les yeux, on ne touche pas de droits à l’image, déplore la Française. Les tops rigoleraient bien de savoir combien sont payées les mannequins de détail! Mais ça ne me gêne pas outre mesure qu’on ne me reconnaisse pas: c’est ce qui me permet de travailler régulièrement, et si j’arrive à une séance photo de moins bonne humeur ou avec un bouton sur le front, ce n’est pas la fin du monde.» Adele Uddo ou Ellen Sirot peuvent facilement gagner jusqu’à 7 500 $ pourune journée de travail. Au Québec, les tarifs sont plutôt de l’ordre de 200 à 240 $ de l’heure. «Il n’y a tout simplement pas assez de demandes pour faire carrière ici, assure Béatrice Arsenault, qui travaille à l’agence montréalaise SPECS. Beaucoup de compagnies préfèrent photographier leurs accessoires sur fond blanc, une façon moins coûteuse de les présenter. Quant au consommateur québécois, il aime pouvoir s’identifier à la marque et au produit, en voyant non seulement une bouche, mais le visage tout entier.» Reste que, même lorsqu’on aperçoit l’égérie, une ou plusieurs parties de son corps pourraient bien avoir été doublées. Dans les publicités, Adele Uddo a l’habitude de donner littéralement un coup de main à Penélope Cruz, Natalie Portman, Reese Witherspoon, Kate Moss ou Christy Turlington en leur prêtant ses jolies menottes! «Parfois, il est plus rentable de faire appel à moi que de garder la star sur le plateau de tournage, explique-t-elle. Mais de temps en temps, je dois m’accroupir derrière elle et appliquer une crème sur sa joue, comme si mes doigts étaient les siens!» Eh oui, même les célébrités n’ont pas forcément des mains qui répondent aux standards de l’industrie (Megan Fox, par exemple, a les pouces carrés)! Et si Adele Uddo n’obtiendra jamais la gloire de ses illustres clientes – plus d’une vingtaine, incluant également Kristen Stewart, Katy Perry, Emily Blunt ou Eva Mendes –, le métier de mannequin de détail gagne a être connu. Ne serait-ce que pour redonner un visage à ces parties idéalisées du corps féminin qui dissimulent des femmes de tête, travaillant d’arrache-pied pour créer, saison après saison, un rêve éphémère…

Photo principale: Lorin Crosby

À lire aussi: 

Zoom sur le métier de styliste personnelle

Les métiers méconnus de la mode: agente de mannequins

Rencontre avec Natasha Côté: Parfumeuse sénior au Brésil