Du cuir de la tête aux pieds, de la peau stratégiquement exposée, un fouet brandi, une corde serrée autour des poignets, un bâillon: on reconnaît (presque) tous ces codes classiques du BDSM et du monde du kink — du moins, pour les plus curieux d’entre nous. (Petit rappel: l’acronyme BDSM signifie Bondage, Domination, Soumission, Sado-Masochisme.)

On a longtemps relégué cette pratique sexuelle — jugées, au mieux, bizarre, sinon déviante ou perverse — dans les recoins de notre imaginaire collectif. Pourtant, ce vaste domaine sensuel et créatif a récemment réussi à faire son entrée dans l’univers grand public et se trouve maintenant sous les feux de la rampe, cravache en main. Le nombre d’adeptes de cette pratique, qui fait souvent l’objet de remarques stéréotypées et de malentendus, est en augmentation — un effet collatéral surprenant de la pandémie!

Faisons un retour dans le temps. En 2020. Nous sommes, pour la plupart, devenus prisonniers de notre salon. Pour nous désennuyer, on a fait le plein de jouets sexuels sur Internet — par exemple, la boutique érotique numérique Womanizer a connu une hausse de ses ventes de 200 % au printemps 2020 par rapport à l’année précédente. Les couples encabanés ont eu plus de temps que jamais pour ouvrir la boîte de Pandore de leurs fantasmes. Megan Thee Stallion a bien cerné la tendance en chantant au premier été de la pandémie «I’m a freak bitch, handcuffs, leashes» («Je suis une chienne déjantée, des menottes, une laisse»), dans WAP, aux côtés de Cardi B. Et le phénomène a fait des vagues ailleurs que dans la culture pop: l’industrie de la mode s’est également inspirée du BDSM, et on a vu les harnais en cuir et les goujons défiler sur les passerelles et les tapis rouges. C’est sans compter le clan Kardashian, dont on a vu plusieurs fois les membres revêtues de corsets de style «dominatrice».

Le sexcessorizing (un mot-valise qui conjugue «sexe» et «accessoiriser») a aussi fait son entrée dans les boutiques érotiques, qui se sont vite adaptées à la tendance sur Instagram.

Sur le site de la boutique de jouets sexuels Nox Shop, basée à Montréal, vous pouvez ajouter dans votre panier un paddle (un instrument pour la fessée), des bandes de soie pour lier les poignets, après avoir choisi un joli dildo pastel ou un vibromasseur lapin classique. «L’apparition de nouveaux jouets et de nouvelles façons d’expérimenter la sexualité ont rendu le BDSM plus accessible, plus invitant ces dernières années», dit Nicole Lane, rédactrice adjointe de la publication numérique sur la santé sexuelle Giddy. «Seuls ou en couple, les gens achètent leurs jouets sexuels directement de leur salon, sans gêne et sans penser qu’ils font quelque chose de mal ou de fou.»

Cette accessibilité permet de défaire certaines idées reçues sur la culture du kink, souvent associée à la violence et aux abus. Mais ce qui de la pratique du BDSM est beaucoup plus complexe et nuancée que ça. Rappelons que ce n’est qu’en 2013 que cette pratique a cessé d’être classée comme une paraphilie par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), qui est largement utilisé comme outil par les professionnels de la santé mentale. 

Ce qui n’arrange toutefois pas les choses, c’est que, d’une part, l’un des exemples de BDSM les plus connus de la culture pop est Fifty Shades of Grey, une histoire dans laquelle le consentement est pour le moins un concept flou, ce qui va complètement à l’encontre des principes fondamentaux du kink. D’autre part, on peut facilement comprendre que cette pratique provoque une certaine méfiance quand on songe à la manière dont elle est véhiculée dans la culture pornographique. Une culture alimentée par des millions de clips explicites centrés sur le plaisir des hommes, où le sexe brutal est banalisé. Une grande partie de ces contenus reprennent des éléments du BDSM, sans même effleurer les principes fondamentaux du genre, qu’il faut respecter si on veut pratiquer ces activités entre adultes consentants en toute sécurité. Mais ce que les gens qui visionnent ces scènes apprennent, c’est qu’on peut gifler, étrangler, taper, humilier une personne — la plupart du temps sans lui poser de questions.

«Les gens qui participent à de vraies (et sécuritaires) scènes BDSM, qui intègrent l’humiliation, les tapes et le bondage, ont des méthodes pointues pour s’assurer que tous les participants ont réellement du plaisir et que leur bien-être est pris en compte en tout temps — avant, pendant et après une scène ou une rencontre.»

 «Il faut beaucoup de travail, il faut faire ses devoirs avant de s’engager dans ce type de pratique. La communauté kinky soulève des éléments importants auxquels nous devrions tous penser dans notre vie sexuelle, notamment avoir des conversations constantes et soutenues sur le consentement, les mots sûrs (safeword) et les déclencheurs (triggers) — et sur ce qu’il faut faire lorsqu’on ne se sent pas bien dans un contexte sexuel», dit Ciara Moran, thérapeute au centre Allura Sex Therapy Centre, à Vancouver.

Pour beaucoup de personnes, le principal obstacle à la réalisation de leurs fantasmes kinky semble être la peur du jugement — celui de leur partenaire, d’elles-mêmes ou de la société. Cela dit, de plus en plus de gens souhaitent mettre fin aux tabous entourant cette pratique et ainsi vivre plus librement leur sexualité.

Orpheus Black, gourou certifié en art martial philippin, qui a remporté trois titres de maître lors de rassemblements BDSM (notamment le Leather HEAT et la Southwest Leather Conference), propose des ateliers de kink en ligne. Il habite à Los Angeles et a découvert l’univers BDSM grâce à l’un de ses partenaires, qui lui avait confié qu’il ferait un bon dom (dans une dynamique de pouvoir, un dom est la personne dominante, celle qui dicte la situation à la personne soumise, ou sub). Son baptême a eu lieu dans un club gothique d’Hollywood au début des années 2000. C’est durant cette soirée qu’on lui a demandé s’il voulait essayer la domination sur scène, devant un public, ce qui lui a ouvert une porte qui ne s’est jamais refermée depuis.

Il a donc commencé à travailler sur scène, dans des clubs de Los Angeles, pour aider les gens à libérer leurs fantasmes BDSM au cours d’expériences sûres et consensuelles. Puis, il a orienté ses activités vers les cours de groupe et les séances individuelles. Son épouse et lui font partie des rares personnes de couleur de la communauté kinky et ils souhaitaient offrir un environnement sécuritaire et inclusif, où tout le monde se sentirait le bienvenu. C’est notamment pour favoriser un environnement inclusif qu’il a mis au point la technique Black Tie Bondage, destinée à ceux qui désirent être attachés, mais dont les articulations sont moins mobiles ou qui sont gênés dans leurs mouvements. Quand on parle d’accessibilité!

Aujourd’hui, la demande pour ce genre de services a explosé, puisque Orpheus Black aide les gens à assumer leurs désirs et il leur fournit des moyens sûrs d’explorer les parties plus sombres de leur sexualité. Il enseigne aux différents participants — en ligne ou en personne, et en solo, en couple ou en groupe — comment donner du plaisir et en recevoir, comment s’autoriser à ressentir du plaisir dans des situations sexuelles ou sensuelles marginales. Les mêmes dynamiques de pouvoir qui guident les relations dominant-soumis se font également sentir dans le rapport entre les adeptes du kink eux-mêmes et ceux qui les jugent et entretiennent des relations… moins kinky

«La façon la plus simple de priver une personne de son pouvoir est de lui dire qu’elle ne devrait pas vouloir telle ou telle chose. Les femmes font régulièrement l’expérience de ce genre de discours», explique Orpheus Black, qui tente d’aider les gens à redevenir maîtres de leurs désirs. «Si tu fais tel ou tel truc, tu es une mauvaise fille, une salope, une pute. Ce qu’on inculque aux femmes, c’est qu’elles doivent réprimer une partie d’elles-mêmes, de leur pouvoir. Et pourtant! Si une fessée ou un coup de fouet vous permet de vous faire vous sentir complètes, rassasiées, rassurées, pourquoi devriez-vous vous en passer?»

Dans le cadre de leur travail, Ciara Moran et Orpheus Black rencontrent souvent des personnes insatisfaites de leur vie sexuelle. Elles sont à la recherche de pratiques et de façons de faire qui ne sont pas souvent prises en compte dans les actes sexuels ordinaires. Dans le domaine du kink, la grande majorité des actes n’ont pas comme but la pénétration — on est loin du sens unique vers l’orgasme, qu’on tente de nous inculquer depuis des générations. «Il y a une raison pour laquelle nous parlons de jeu dans le monde du kink, dit Ciara Moran. Les gens jouent, explorent, expérimentent: il y a moins de pression de performance, moins de pression pour arriver absolument quelque part. Il y a toute une préparation qui accompagne la réalisation de fantasmes et de scènes BDSM, qui n’est pas toujours sexy, mais qui est primordiale pour que les partenaires puissent définir les paramètres, les règles et le safeword

«Le safeword, c’est comme les préservatifs: il faut l’utiliser avant d’avoir des ennuis», fait remarquer Orpheus Black. Il explique qu’un mot sûr ne doit avoir aucun rapport avec l’acte en cours. On pense donc plutôt à un mot comme «parmesan» et pas à «moins fort, maître»! Il souligne que les partenaires peuvent également déterminer ce qu’il convient de faire si ce mot sûr est utilisé. Dans ce cas, est-ce qu’ils arrêtent tout? Est-ce que le ou la partenaire a besoin d’espace, d’un verre d’eau, d’un câlin? Enfin, il rappelle à ses clients que l’utilisation d’un mot ne doit pas être perçue comme un échec. Bien au contraire! Ça signifie que les partenaires ont testé leurs limites et qu’ils les ont affirmées.

Dans le domaine du kink, le langage est important. Un mot qui revient souvent est «scène»: un moment précis, dans un lieu donné, qui permet aux gens de jouer et d’explorer, en ayant discuté à l’avance des paramètres, de leurs envies et de leurs limites. «Pour ce qui est du consentement, la préparation d’une scène nous permet de savoir où se trouvent le début, le milieu et la fin de cette activité. Ça rassure: on sait qu’on commence par une négociation et qu’on termine l’acte par un suivi (aftercare)», explique Ciara Moran. Après être devenue dom au sein de sa relation précédente, Nicole Lane a appris à quel point le consentement définit l’expérience: «Si mon partenaire souhaite que je le dégrade d’une certaine manière et qu’on en a discuté auparavant, je sais que c’est vraiment ce qu’il veut.»

Outre l’expression saine d’un désir, d’un lâcher-prise, certaines personnes utilisent le BDSM pour se remettre d’une agression sexuelle. Pour Nicole Lane, cet exutoire s’est manifesté lorsqu’elle a commencé à être une humiliatrice en ligne (une dominatrice qui se spécialise dans l’humiliation de ses clients). Après avoir été victime d’une agression sexuelle, elle a connu des années de rapports sexuels douloureux à cause du vaginisme, une contraction involontaire du vagin. Lorsqu’elle s’est glissée dans son rôle de dominatrice, elle a enfin pu avoir des rapports qui n’étaient pas douloureux. «Je ne m’étais jamais sentie aussi maîtresse de ma sexualité. Je n’avais jamais été nécessairement soumise, mais je n’avais jamais vraiment dicté ce qui se passait dans la chambre à coucher.»

Cette réaction est logique, selon Ciara Moran, «parce que le rôle qu’elle joue peut être traité comme la répétition d’un acte, mais cette fois en plein contrôle de notre corps, dans un contexte où on se sent en sécurité». Orpheus Black pense que le kink peut être thérapeutique, mais il souligne que cette pratique ne doit pas remplacer la thérapie et qu’elle ne devrait jamais être prise à la légère. Nicole Lane affirme également que la clé, c’est l’information. Elle se souvient de sa surprise quand elle a lu récemment un article dans lequel on disait que de se faire étouffer (choking) par un partenaire était considéré comme «normal» pour la génération Z. Pourtant, c’est loin d’être un geste banal! Il peut causer des dommages physiques et émotionnels importants s’il n’est pas fait dans le bon état d’esprit, dans un contexte de communication ouverte et en toute sécurité.

Comme le souligne la thérapeute, ce qu’on considère comme kinky est subjectif et continue d’évoluer en fonction des changements et des avancées dans la société. La fessée, par exemple,a fini par traverser le territoire kinky pour se retrouver dans bon nombre de chambres à coucher traditionnelles. Ce qui est kinky, en fait, c’est tout ce qui sort des limites de ce que l’on trouve banal, normal. Vous souhaitez être couverte de glaçage à gâteau, être giflée, ou être celle qui enduit de glaçage ou qui gifle? Pourquoi pas? Tant que les activités sont faites entre deux adultes consentants, qui se sont parlé avec respect et ouverture avant de passer à l’acte. Alors, on joue?

DES APPLIS KINKY

FET

Les fantasmes fétichistes et les kinks en tout genre règnent en maître dans l’appli FET, qu’on soit à la recherche du sub qui fera chanter notre cœur ou encore qu’on veuille découvrir ce qui nous excite. FET-APP.COM

FEELD

L’application de rencontre Feeld est destinée aux polyamoureux, aux adeptes de la non-monogamie éthique et aux couples qui veulent emprunter de nouveaux chemins. Elle leur permet de faire part facilement de leurs préférences sexuelles, qu’il s’agisse de jeux de corde, de voyeurisme ou de sexe en groupe. FEELD.CO

KNKI

La promotion de la communauté BDSM est une priorité pour les créateurs du réseau KNKI, où les maîtresses, les maîtres et les soumis peuvent rencontrer des gens qui partagent leurs intérêts.

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