J’ai remarqué récemment sur la très populaire application TikTok que les mots «dopamine» et «sérotonine» se faisaient plus présents. Ces termes, associés aux hormones du bonheur, figurent maintenant dans une panoplie de courtes vidéos. Boire un café au Starbucks ou faire une séance de méditation au soleil devient un serotonin moment, une trouvaille dans une boutique vintage ou l’écoute d’une chanson de Taylor Swift se transforme en dopamine boost. Une tendance en décoration intérieure a même fait son apparition: le dopamine decor, en référence à une déco éclectique et maximaliste, remplie d’objets qui nous procurent de la joie. Ces hormones, qu’on évoque à tort et à travers comme synonymes de félicité, de gratitude ou de plaisir, jouent-elles vraiment un rôle dans notre bonheur?

«Tout d’abord, ce ne sont pas des hormones», m’explique la Dre Marie-Andrée Champagne, médecin généraliste, spécialiste de la ménopause et autrice du livre Le bonheur est-il hormonal? «Ce sont plutôt des neurotransmetteurs, pour parler simplement.» Toutefois, elle affirme que les hormones jouent un rôle crucial dans le travail de ces neurotransmetteurs. «S’il y a un débalancement hormonal ou un trouble de la thyroïde, les neurotransmetteurs ne fonctionnent pas efficacement.» J’étais à côté de la plaque, donc, mais pas complètement.

C’est que la Toile foisonne d’articles nous sommant d’augmenter, de renforcer, de «booster» ces soi-disant hormones — la sérotonine, la dopamine, l’ocytocine — à grands coups de marches en forêt, de séances de respiration diaphragmatique, de création artistique, de sexe, de massages, de câlins, d’instants sous le soleil et d’aromathérapie. De sorte qu’on pourrait ainsi, nous dit-on, programmer notre cerveau pour qu’il devienne une machine à bonheur, et il aurait alors des habiletés plus grandes pour nous faire ressentir le plaisir, le calme, la joie. Est-ce vraiment si facile? Peut-on entraîner notre matière grise à produire plus de ces hormones du bonheur pour nous aider à voir la vie en rose ou à surmonter les moments sombres? La réponse n’est pas simple. Évidemment, faire des activités qu’on aime, respirer profondément, se reposer et passer du temps dans la nature peuvent nous servir sur le plan de la santé mentale et du bonheur en général. Mais pour «booster» ces fameux neurotransmetteurs, il faut peut-être creuser un peu plus. 

«Ce que je propose comme réflexion, ce n’est pas ce que les gens sont habitués d’entendre», dit Loretta Breuning, Ph. D., autrice du livre Habits of a Happy Brain: Retrain Your Brain to Boost Your Serotonin, Dopamine, Oxytocin & Endorphin Levels et qui a fondé l’Inner Mammal Institute, pour “aider les gens à renforcer leur pouvoir sur les substances chimiques de leur cerveau de mammifère”. Les conseils qu’on donne souvent pour stimuler lesdites hormones sont… vertueux. Comme s’il devait y avoir un aspect spirituel au fait de se sentir bien. Mais ce n’est pas le cas. Les substances chimiques dont on parle ici sont celles que nous partageons avec les premiers mammifères et qui fluctuent pour motiver l’organisme à passer en mode survie. C’est l’essentiel, et on ne peut pas le nier si on veut bien comprendre ce qui se passe entre nos deux oreilles.» Mais attention. La Dre Champagne dit que peu d’études ont été faites sur le sujet, qui montreraient sans l’ombre d’un doute que des facteurs X, Y ou Z augmentent la décharge des neurotransmetteurs du bonheur. «Comme il est difficile de mesurer les fluctuations, on se base donc sur un ensemble de constatations, dit-elle. Il existe des faits: se coller sur quelqu’un qu’on aime stimule notre ocytocine, écouter de la musique qu’on apprécie déclenche notre dopamine. Mais on en sait encore très peu!» Les conseils qu’on trouve facilement sur Internet pour «booster» ces neurotransmetteurs (comme manger du chocolat, rire, flatter son chien!) sont donc à prendre avec un grain de sel.

Selon Loretta Breuning, faire des activités qui nous procurent du plaisir (méditer, se balader en forêt) peut nous faire du bien, évidemment, mais pas nécessairement parce que ces activités en soi stimulent nos hormones du bonheur. «Tout d’abord, les voies neuronales qui contrôlent ces substances chimiques se sont construites durant notre jeunesse. Nous ne sommes pas nés avec celles-ci. Elles se bâtissent avec l’expérience; ce n’est pas une situation one size fits all et ce serait du charlatanisme de prétendre le contraire.» Une activité en elle-même peut donc nous procurer du bien-être, mais elle n’augmente pas nécessairement nos hormones du bonheur. «Si ça fonctionne, c’est tout d’abord parce que, dans notre quotidien, notre cerveau recherche constamment des menaces; c’est ce qui est censé nous tenir en vie! Par exemple, pendant un jour de congé, quand on va se promener dans un boisé dans lequel on se sent en sécurité, qu’on prend le temps de faire le vide en méditant, on se sauve des menaces 2.0, soit les menaces modernes: un patron qu’on déteste, des collègues qui nous énervent, notre fil d’actualité qui nous bombarde de nouvelles sur la fin du monde. On s’éloigne des signaux de danger habituels, et c’est ce qui nous fait du bien — pas les arbres ou les petits oiseaux, ni les chants tibétains!» Est-ce possible, donc, de «booster» ces neurotransmetteurs? Loretta Breuning répond par l’affirmative, mais elle me met en garde: la façon d’y accéder peut nous mener à devoir affronter notre statut d’animal, de mammifère. 

Chasseur-cueilleur

«Ce qui déclenche la dopamine, dit Loretta Breuning, c’est la recherche d’une récompense.» Elle m’explique que, de nos jours, plusieurs tentent de faire la part belle à l’expérience plutôt qu’à la récompense, mais que c’est mal comprendre la dopamine que de vouloir la gérer autrement. «Il s’agit d’un mécanisme naturel de recherche qui a évolué pour aider nos ancêtres à trouver de la nourriture — donc, une récompense! C’est ce qui excite notre cerveau, encore aujourd’hui. Notre pouvoir, donc, réside dans la définition consciente de notre objectif, de cette fameuse récompense.» Comment s’y prend-on? En se fixant des buts faciles à atteindre à court, à moyen et à long termes, et en divisant en petites étapes la marche vers notre objectif. De cette façon, la dopamine est sans cesse activée — chaque fois qu’on accomplit l’une de ces étapes — et nous pousse à aller de l’avant vers notre récompense finale. «Si vous organisez une fête, par exemple, et que vous répartissez les tâches sur plusieurs jours, vous déclencherez votre dopamine chaque fois que vous terminerez l’une de ces tâches, ce qui vous rapprochera un peu plus de ce jour de fête.» L’autrice conseille de ne pas dresser une to-do list en soi, mais plutôt de séparer l’objectif motivant (la fête) en plusieurs parties (les invitations, la décoration, la nourriture, la musique, etc.), en étant réalistes et en se laissant amplement de temps pour accomplir chacune des étapes. Point boni: la dopamine qu’on libérera ainsi nous aidera à être moins stressés tout au long du processus et à atteindre notre but! «Toutefois, lorsque ce but est atteint, la dopamine cesse d’être activée, car elle a fait son travail. C’est pourquoi il faut toujours imaginer de nouvelles récompenses pour déclencher la dopamine», ajoute l’autrice, qui conseille donc de diversifier nos intérêts, nos objectifs. «Ces différents neurotransmetteurs sont comme des petites bouches à nourrir, ajoute la Dre Champagne. Lorsqu’ils sont satisfaits, on ressent du bien-être, mais ce bien-être ne dure pas. Il faut recommencer à les nourrir!» Elle souligne toutefois que des hormones bien équilibrées (ces substances qui aident les neurotransmetteurs à faire leur travail), agencées à des activités qui libèrent ces décharges de neurotransmetteurs peuvent mener à un état général de… ce qu’on pourrait appeler le bonheur. «C’est un tout», rappelle-t-elle en m’indiquant que certaines personnes pourraient avoir besoin d’antidépresseurs de type ISRS (inhibiteurs spécifiques du recaptage de la sérotonine) pour combler leur carence en sérotonine, par exemple. «Les antidépresseurs vont recapter la sérotonine qui traîne et la diriger au bon endroit. Ils ont longtemps eu mauvaise réputation, mais ils sont aujourd’hui bénéfiques pour beaucoup de gens.»

«Les substances chimiques dont on parle ici sont celles que nous partageons avec les premiers mammifères et qui fluctuent pour motiver l’organisme à passer en mode survie. c’est l’essentiel, et on ne peut pas le nier si on veut bien comprendre ce qui se passe entre nos deux oreilles.»

Free hugs

«Dans les médias populaires, l’ocytocine est souvent appelée l’hormone de l’amour. Là encore, on crée des attentes irréalistes en affirmant cela. L’exemple le plus courant est le suivant: on nous dit de prendre les gens dans nos bras pour activer ce neurotransmetteur, alors que notre mammifère intérieur cherche en réalité à se protéger des dangers. Si vous prenez dans vos bras quelqu’un que vous n’aimez pas et en qui vous n’avez pas confiance, ça ne fonctionnera pas», affirme Loretta Breuning. Elle précise que ce que notre cerveau recherche vraiment, c’est la certitude qu’un autre être humain sera là pour nous, pour nous aider et nous protéger. Et on n’a aucun contrôle là-dessus! Est-ce donc impossible d’activer consciemment notre ocytocine? Selon cette spécialiste, ce serait compliqué. L’ocytocine est là pour nous motiver à faire partie d’un groupe, d’une communauté. C’est ce qui fait que les animaux se rassemblent; ils le font pour se sentir en sécurité, même s’ils sont attirés vers la nourriture (on se rappelle la bouffée de dopamine) loin de leur groupe. Pour déclencher de l’ocytocine, on peut donc tenter, du mieux qu’on peut, de cultiver cette communauté, et la confiance qu’on a envers celle-ci. «L’humain est d’emblée généreux; ce comportement est aussi un mécanisme de survie. Il vaut donc mieux montrer l’exemple afin d’instaurer un climat de générosité et de confiance dans le groupe que nous avons choisi. Dans la plupart des cas, on obtiendra le même comportement en retour», affirme-t-elle en rappelant que, bien qu’on n’aime généralement pas faire l’inventaire des faveurs données et reçues («Ce n’est pas bien vu de donner pour recevoir quelque chose!»), c’est ainsi que le cerveau fonctionne en matière d’ocytocine. Il nous récompense d’avoir posé une action qui, dans l’avenir, peut nous garantir la protection de nos pairs. «Et lorsque je dis de faire quelque chose de généreux pour quelqu’un, il doit s’agir de quelqu’un qu’on connaît et qui fait partie de notre réseau, plutôt que d’un étranger. Donner à une personne en situation d’itinérance dans la rue, par exemple, c’est gentil, mais ça n’aide pas à construire un réseau. Les petits gestes qu’on pose doivent servir à bâtir une communauté pour que cette ocytocine soit relâchée.» Confrontant, disait-on? 

Au sommet

Les mammifères, dont font partie les êtres humains, ont une drôle de relation avec la hiérarchie sociale. Qu’on le veuille ou non, on tente d’être au sommet de la pyramide. Le meilleur, le plus ci, le moins ça. On cherche l’admiration de nos pairs, consciemment ou non. La coupable? La sérotonine! «Ce neurotransmetteur crée un sentiment agréable lorsque vous vous comparez favorablement aux autres, dit Loretta Breuning. C’est pourquoi nous sommes toujours à la recherche d’occasions de nous mettre en situation de supériorité.» Alors, comment augmenter notre taux de sérotonine sans devenir… la pire personne du monde? «C’est difficile, admet-elle en riant. Si, pour arriver au sommet et obtenir de la sérotonine, on est égoïstes et méchants, on perd en ocytocine! Il faut trouver un moyen de s’élever sans rabaisser les autres.» L’autrice propose plutôt de nous concentrer sur des activités qui nous font ressentir de la fierté. On est super doués pour le tricot? On se fabrique un pull et on se fait complimenter lorsqu’on le porte. Sérotonine! On joue du piano pour des amis, qui nous trouvent talentueux? Sérotonine! «Pour que ça fonctionne, cependant, on doit trouver des activités qui ne déclenchent pas notre côté critique. On doit se trouver bons, nous aussi!»

L’approche de Loretta Breuning est, comme elle le dit, «beaucoup moins marketing» que ce qu’on trouve habituellement dans les différents articles de blogues et les montages Instagram qui mettent en vedette des activités liées à ces différents neurotransmetteurs. Même si les experts s’entendent pour dire que le fait de jardiner, de rire à gorge déployée ou de pratiquer le yoga aide notre bien-être général, l’autrice apporte plus de nuances, plus de zones d’ombre, qui me forcent à remettre en question ce que la culture populaire m’a appris au sujet du bonheur. Mais qui sera vraiment surpris d’apprendre qu’être heureux est complexe, parfois difficile et… que c’est un processus qu’on doit sans cesse recommencer?

Allez, je vais prendre une marche! 

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