«Tu as du talent et du potentiel à la radio, mais tu vas avoir du mal à travailler aux émissions du matin. Les auditeurs n’aiment pas les voix aiguës comme la tienne pour commencer leur journée.»

Ce commentaire, sans doute formulé sans mauvaise intention, m’a été adressé par une personnalité masculine du milieu des médias lorsque j’effectuais mes premiers pas à la radio en 2017. Malgré le petit goût amer qui m’a instantanément envahie, je me souviens d’avoir répondu que c’était sans importance, que «je n’étais pas une lève-tôt de toute manière». Je dois cependant admettre que cette remarque ne m’a jamais totalement quittée depuis.

Cela fait maintenant un peu plus de cinq ans que j’évolue dans le domaine médiatique comme journaliste et chroniqueuse. J’en suis bien consciente: ma voix est considérée comme haut perchée. Bien qu’on la complimente parfois, je reçois régulièrement des messages de parfaits inconnus qui se permettent de qualifier mon intonation de criarde, et ma voix de juvénile, d’agaçante et même d’«agressante».

En me reprochant d’avoir une voix criarde ou aiguë, on expose mon soi-disant désavantage: ne pas avoir une voix d’homme.

Amour-haine

«C’est étonnant que tu fasses autant de radio avec une voix comme ça » ou «Ta voix est trop aiguë; suis donc des cours pour la rendre plus agréable.» C’est le genre de commentaires qu’a reçus l’autrice, animatrice et chroniqueuse Rose-Aimée Automne T. Morin, qui s’exprime sur différentes tribunes depuis une dizaine d’années maintenant. «Je recevais beaucoup plus de commentaires désobligeants sur ma voix au début de ma carrière. Au départ, ça me donnait des complexes; je croyais que ma voix n’était pas adéquate, mais je suis rendue à une étape de ma vie où ça ne m’affecte plus. Je l’aime, ma voix.»

«Criarde», «nasillarde», «agressante»: la voix de cette jeune trentenaire a été ainsi invectivée, à l’instar de la mienne et de celle de nos pairs. «Ma voix fait partie des caractéristiques sur lesquelles certaines personnes se permettent de m’attaquer, en tant que femme dans les médias, tout comme on l’a souvent fait avec mon corps, fait-elle valoir. Comme ma voix est un outil de travail essentiel à ma profession, j’apprends à jouer avec, à la moduler, à lui donner de la texture, et j’adore ça. Mais ces apprentissages n’ont rien à voir avec les attentes de certaines personnes, qui pensent que l’on doit abaisser notre timbre pour qu’il soit “écoutable”. Ces gens cherchent à nous décrédibiliser et non à nous aider à progresser.»

Pour sa part, Catherine Fournier, la mairesse de Longueuil, ne compte plus le nombre de commentaires, tantôt constructifs, tantôt haineux, qu’on a formulés à l’égard de sa voix. «J’ai très souvent entendu et lu des remarques du type: “Catherine, son seul problème, c’est sa voix”», se remémore la jeune politicienne, à qui on a rapidement conseillé de suivre des cours afin de «corriger sa voix» et de la rendre plus grave. Succombant à la pression, elle a effectivement suivi quelques leçons particulières. «J’ai acquis quelques techniques pour moduler mes intonations et ma respiration lorsque je prends la parole, mais reste qu’on ne choisit pas sa voix. Les moments où j’ai eu le moins confiance en moi au fil des années sont en lien direct avec ma voix.»

Tout comme Rose-Aimée Automne T. Morin, Catherine Fournier croit que «la carte de la voix» a souvent été utilisée dans le but de la décrédibiliser. «Je suis une jeune mairesse, j’ai longtemps été la plus jeune à l’Assemblée nationale, je suis une femme. On m’a déjà indiqué que je ne pourrai pas accéder à certains postes ou acquérir certaines responsabilités en raison de ma voix. Je trouve ça très insidieux.»

Je passe alors un coup de fil à Noémi Mercier, journaliste et animatrice. Je lui avoue que, lorsque j’ai commencé à travailler dans les médias et qu’on insinuait que ma voix haut perchée serait une embûche, elle représentait pour moi une sorte de modèle. Même si Noémi a un timbre plutôt haut, sa carrière fleurit. «J’ai une relation que je qualifierai de conflictuelle avec ma voix», me confie d’emblée la journaliste, qui ajoute qu’après plus de 20 ans de carrière, elle a parfois du mal à entendre le son de sa voix. Contrairement à Catherine, à Rose-Aimée Automne et à moi, Noémi ne se rappelle pas avoir été critiquée ouvertement pour sa voix, un outil qu’elle a appris à moduler pour lui conférer plus d’aplomb sans pour autant essayer d’en modifier le timbre. «Ce n’est pas que je n’aime pas ma voix, je la trouve agréable, mais je suis toujours étonnée de constater à quel point elle est aiguë […] Je suis d’ailleurs convaincue que si on entendait une plus grande variété de gens et de voix dans l’espace public, nos oreilles et celles du public s’y habitueraient davantage. Si on entendait plus de femmes qui s’expriment, leurs voix seraient peut-être moins “choquantes”.» 

Mes entretiens avec Rose-Aimée Automne, Catherine et Noémi, toutes en faveur d’une plus grande diversité vocale dans nos espaces politiques et médiatiques, me font notamment réaliser que j’ai moi-même intériorisé des biais particuliers à propos de la voix des femmes, la mienne comprise. Depuis l’enfance, j’ai entendu des gens, et notamment des femmes, dire que la voix des hommes était plus agréable ou que les voix féminines plus graves (donc s’apparentant à celles des hommes) étaient plus harmonieuses à l’oreille. Mais il ne faut pas oublier que, comme toutes les caractéristiques physiques, on ne choisit pas sa voix.

Sous le microscope

«On a l’impression que, puisque la voix est un élément sonore, elle est extérieure à nous. Cependant, il faut se rappeler que sur le plan physiologique, la voix est un geste, le fruit de tout un système musculaire qui se coordonne pour faire résonner des sons, eux-mêmes créés par les plis vocaux qui vibrent dans le larynx», me dit Ingrid Verduyckt, professeure agrégée à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal.

La voix est aussi intimement liée à la constitution de ce système musculaire et est déterminée par l’anatomie et la physiologie de l’appareil vocal. Les femmes [cisgenre], de manière générale, sont plus petites que les hommes. Leur larynx est donc généralement plus petit et leurs plis vocaux, plus courts et plus fins. «Ce qui est plus petit et plus fin vibre plus vite que ce qui est plus long et plus lourd. Et ce qui vibre vite est plus aigu que ce qui vibre plus lentement», explique Ingrid Verduyckt, qui illustre ainsi la raison pour laquelle les femmes présentent généralement une voix plus aiguë que les hommes.

Critiquer la voix haut perchée d’une femme reviendrait-il encore à blâmer une caractéristique physique? «C’est exactement ça, me répond Ingrid Verduyckt. Le chercheur français Pascal Belin a déjà utilisé une très belle expression: “La voix, c’est le visage sonore”. Quand on perçoit une voix, l’interprétation se fait dans le cerveau […] qui est fait pour catégoriser, presque caricaturer, les informations qu’il reçoit afin de se situer rapidement face au monde qui l’entoure. […] Notre cerveau est très sensible à la différence; c’est pourquoi il réagit fortement face à des choses qu’il n’a jamais vues ou jamais entendues.»

À la lumière de ces données, la professeure agrégée estime qu’étant donné qu’on a l’habitude d’entendre des hommes dans des postes d’autorité (politique, médiatique, patronale, etc.), il est fort possible que notre cerveau ne prête pas ces mêmes caractéristiques aux voix typiquement féminines, ce qui crée un biais cognitif. Et comme le cerveau a tendance à trouver plus beau ce qu’il connaît, on peut penser qu’une voix grave, qu’elle appartienne à un homme ou à une femme, sera perçue comme plus agréable et plus crédible.

«L’être humain a une grande capacité à moduler sa voix, que seuls les oiseaux surpassent. On remarque que des femmes dans des postes de pouvoir, comme des avocates, des PDG, des politiciennes ou des gardiennes de prison, modifient leur timbre pour le rendre plus grave», indique Ingrid Verduyckt, me citant en exemple la première ministre du Royaume-Uni, Margaret Thatcher, et la fondatrice de Theranos condamnée pour fraude, Elizabeth Holmes, qui ont toutes deux joué de leur voix pour faire leur place dans des milieux traditionnellement masculins.

C’est d’ailleurs parce qu’elles voulaient avoir l’air plus ambitieuses et confiantes que le vocal fry (friture vocale) – une texture vocale obtenue en comprimant les cordes vocales pour parler deux octaves au-dessous de sa fréquence normale – a été adopté par bon nombre d’Américaines (Britney Spears, Katy Perry et Kim Kardashian, notamment). Cette inflexion serait pour les femmes une manière de s’affirmer davantage, en particulier dans le cadre professionnel.

Mais faut-il aller jusque-là pour être prise au sérieux?

Motus et bouche cousue

«Bonjour, Laïma. Je me demande si vous savez que votre voix est très agressante. Votre ton est nasillard, la voix est très haut perchée, elle résonne, elle est métallique et très enfantine. C’est dommage, car ça distrait de vos propos. Je dois baisser le volume quand vous prenez la parole. Vous êtes jeune; ça se place, une voix, surtout à votre âge. Bonne suite de carrière.»

Coup de théâtre: je reçois ce message d’un téléspectateur au beau milieu de la rédaction du présent article, le lendemain d’une de mes interventions à la télévision. Tous les éléments auxquels je m’intéresse y sont. Bien que ces commentaires percutants et ces «conseils» non sollicités me heurtent, je me dis qu’au moins, ils me seront utiles dans ma recherche.

«Ce ne sont pas des “commentaires percutants”, ce sont de vraies insultes», affirme d’emblée la professeure, romancière et essayiste Martine Delvaux, qui remet les pendules à l’heure en précisant qu’il lui arrive aussi de recevoir des remarques de cette nature. «La question de la voix révèle que la place des femmes dans l’espace public est encore délicate. Certains se permettent très rapidement de nous corriger, autant ce qu’on dit que la manière dont on le dit. […] Notre genre ne correspond pas au genre qui fait autorité. C’est comme si nos cordes vocales, notre caisse de résonance, étaient le signe d’un manque d’intérêt, d’un manque de savoir. Nous sommes infantilisées d’emblée, et le ton haut perché, considéré comme irritant, évoque un affect [un ensemble de comportements observables qui expriment un état émotionnel*] qui est très souvent utilisé contre nous.»

«La voix des femmes est souvent comparée au cri des animaux. On entend souvent dire que les femmes jacassent, qu’elles piaillent, qu’elles gloussent. C’est encore une fois une manière d’enlever aux femmes toute autorité.»

«Infantiliser» est un terme qu’ont d’ailleurs prononcé Rose-Aimée Automne T. Morin et Catherine Fournier au cours de nos échanges. À moi aussi, on m’a déjà reproché de «sonner comme une adolescente» ou «comme une enfant». Ainsi, on nous décrédibilise, on porte atteinte à notre statut de femme adulte légitime et on veut nous empêcher d’exprimer nos idées en présupposant notre manque de savoir. Les attaques sur le rire des femmes en sont un bon exemple. «Arrêtez de rire. Quand vous riez, [c’est que] vous êtes nerveuse», a dit Denis Coderre à la mairesse sortante de Montréal, Valérie Plante, en octobre 2021.

Martine Delvaux raconte que les ramifications de ce phénomène ne datent pas d’hier. «Toute l’histoire occidentale a à voir avec ça. On a qualifié la voix féminine: elle n’avait pas droit à l’espace public et était le contraire, justement, de la voix qui faisait autorité, c’est-à-dire la voix virile. Déjà chez les Grecs, les femmes n’avaient pas le droit de parler dans l’espace public, parce que cet espace était le fait des hommes.»

Martine Delvaux mentionne que, à travers le temps, les femmes ont été punies, torturées, tuées pour leur prise de parole et elle invoque toutes les représentations de femmes auxquelles on arrachait la langue pour les faire taire. Je pense instantanément aux méthodes de torture mises en place dans La servante écarlate, de l’autrice canadienne Margaret Atwood, où l’on voit des femmes aux bouches cousues, littéralement. De plus, des études démontrent que le timbre de voix masculin est perçu comme un signe de courage et que, au contraire, la voix féminine est considérée comme un gage de lâcheté. Selon Martine Delvaux, notre perception de la voix des gens découle de cet héritage.

«Par ailleurs, la voix des femmes est souvent comparée au cri des animaux. On entend souvent dire que les femmes jacassent, qu’elles piaillent, qu’elles gloussent, ajoute la militante. C’est encore une fois une manière d’enlever aux femmes toute autorité.»

Rose-Aimée Automne se rappelle qu’il y a quelques années, elle avait entendu dire que sur un plateau, les femmes devaient «faire attention à ne pas parler en même temps». «On estime que les voix de femmes virent plus vite à la cacophonie, croit-elle. Et si on essayait d’écouter nos propos au lieu de dire que nos voix font du bruit?»

Bien qu’il reste encore beaucoup à faire, c’est grâce à leur voix que des pionnières telles que Judith Jasmin, Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean ont décloisonné bien des espaces traditionnellement masculins, en prenant d’assaut les stations de radio canadiennes. Que nos voix soient hautes, basses, rieuses ou posées, nous ne sommes pas près de nous taire. Même le matin. 

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