Marc Jacobs n’avait pas présenté de collection depuis février 2020, juste avant que le monde ne soit radicalement chamboulé. Début juillet, tandis que New York commençait tout juste à retrouver sa frénésie d’autrefois, le designer est revenu sur le devant de la scène avec un défilé spectaculaire pour l’automne-hiver 2021-2022. De chaque silhouette exsudaient la joie et une créativité bouillonnante, en guise de pied de nez à la triste solitude des derniers mois. C’est le genre de moment, exceptionnel par sa rareté, qui restera dans les annales de la mode, mais son instigateur est habitué à marquer son époque. Ça fait bientôt 40 ans qu’il sévit, et son travail reste encore et toujours pertinent, précurseur même. C’est qu’il est libre, Marc. Aujourd’hui, plus que jamais.

Défilé Marc Jacobs automne-hiver 2021-2022

Défilé Marc Jacobs automne-hiver 2021-2022

Défilé Marc Jacobs automne-hiver 2021-2022

Défilé Marc Jacobs automne-hiver 2021-2022

Les débuts d’un grand 

New-Yorkais pur jus, il sort de la Parsons School of Design en 1984, auréolé du titre d’«étudiant de l’année». Sa collection de fin d’études, une série de pulls tricotés par sa grand-mère Helen, tape dans l’œil de Robert Duffy, homme d’affaires trentenaire qui vient de créer la marque Sketchbook, après avoir travaillé pour le grand magasin Bergdorf Goodman.

Dès leur rencontre, leurs destins sont liés: Duffy commence par engager Jacobs comme styliste, puis rebaptise Sketchbook en Marc Jacobs International quelques mois plus tard, faisant du créateur son associé à parts égales.

En 1989, Marc prend aussi la direction artistique du prêt-à-porter femme de Perry Ellis, référence d’une mode américaine décontractée depuis la fin des années 1960. Mais il faudra attendre qu’il soit évincé, en 1993, pour entendre vraiment parler de lui: sa collection grunge, qui rompt avec les codes proprets de la marque, lui vaut d’être licencié quatre mois après le défilé. Soudain, le créateur prend une aura rebelle. Il faut dire que son chemin n’a pas toujours été pavé de roses: son père, agent artistique, meurt lorsqu’il a sept ans, le laissant auprès d’une mère bipolaire, avec laquelle il coupera les ponts une fois devenu adulte. Son frère et sa sœur, plus jeunes, sont confiés à une famille d’accueil, tandis qu’il emménage sur Central Park West avec Helen, sa grand-mère adorée, qui prédit qu’il sera «le nouveau Calvin». Ne se cachant pas de voir des psys depuis sa plus tendre enfance, il flirte avec la drogue dès la fin de l’adolescence et jusqu’en 2007, année de sa seconde et ultime cure de désintoxication. Entre-temps, on peut estimer qu’il réalise la prophétie d’Helen dans la mesure où il crée une garde-robe taillée pour la jeunesse et joue la carte de publicités un peu provocatrices. Mais il se frotte, en plus, à un univers que Calvin Klein n’a jamais exploré: celui du luxe européen.

Les années Louis Vuitton

À la fin des années 1990, Robert Duffy et lui vendent la majorité des parts de Marc Jacobs International à LVMH. C’est à cette époque que Louis Vuitton, le navire amiral du groupe, se lance dans la mode. Voilà comment, en 2001, Marc se voit confier par Bernard Arnault la direction artistique de cette vénérable maison, en plus de s’occuper de sa griffe. On raconte que les actionnaires ont légèrement transpiré en entendant la nouvelle; or, l’ère Jacobs a duré 16 ans et aura permis à Louis Vuitton de s’affirmer comme une marque de mode de premier plan. «Marc a été la bonne personne au bon moment», souligne Julie de Libran, créatrice de l’entreprise de couture du même nom, ancienne directrice artistique de Sonia Rykiel, et qui a été pendant six ans la directrice de studio de Marc Jacobs chez Louis Vuitton. «Pour une institution comme celle-ci, le faire venir était un geste d’ouverture très fort. D’autant plus que c’est lui qui a amorcé les collaborations avec des artistes: Stephen Sprouse, Takashi Murakami, Richard Prince, Yayoi Kusama… C’était nouveau. Il a apporté à Louis Vuitton une dimension culturelle.» Et il a rassuré les actionnaires: la collaboration avec Murakami en 2005 aurait généré près de 300 millions de dollars de ventes. Dans le même esprit que Lagerfeld chez Chanel, Marc Jacobs a aussi fait des défilés Louis Vuitton des spectacles. «Il y a eu un décor de carrousel, une gare reconstituée dans la cour carrée du Louvre, où est entré un train… J’ai des souvenirs parfois difficiles, car on travaillait énormément – Marc peut passer des heures sur un détail, une finition, ajoute Julie de Libran. Mais ça nous valait de vivre le moment où commençaient ces défilés grandioses, cet instant de rêve… Tout a été théâtral, jusqu’au dernier show.» Celui-là l’a même peut-être été plus que les autres: la collection, toute noire, était une plongée dans les archives de 16 années de création, présentée au milieu d’éléments de décor de défilés passés, eux aussi laqués de noir. De l’art de s’éclipser avec panache.

«Marc peut passer des heures sur un détail, une finition.»

Un univers particulier

Depuis, le créateur se concentre sur sa marque éponyme, qui, en plus de la mode féminine, comprend une ligne Homme, des parfums (du mignon Daisy au sulfureux Decadence), et une gamme de maquillage dont il est le meilleur ambassadeur. Reste qu’il n’est pas facile de définir le style Marc Jacobs. Ce qui fait le lien, d’une collection à l’autre, c’est plutôt un goût du décalage, une audace qui prête à sourire. Il y a toujours de la dérision dans l’excès, comme si l’idée maîtresse des vêtements était systématiquement poussée un peu trop loin. Parfois, on rencontre un élément punk. Souvent, on sent une vibration inspirée des années 1960 et 1970. Il faut toujours une sorte d’accident, un détail qui dissone et perturbe l’harmonie d’ensemble: on ne peut pas vraiment se prendre au sérieux en total look Marc Jacobs. La gamme bis Marc by Marc Jacobs a été fermée en 2015 pour peu ou prou renaître sous le nom de The Marc Jacobs l’an dernier. Cette nouvelle série rassemble des pièces emblématiques de l’univers du créateur à des prix plus raisonnables que ses collections passerelles, comme «The Grunge Cardigan», «The Blouse» ou «The Disco Dress». Proposer des produits abordables a toujours été l’un des ressorts marketing de la marque: celles qui ont fait un pèlerinage dans l’une des boutiques Marc Jacobs du West Village, à New York, afin de rapporter d’indispensables goodies à moins de 20$, tels que des colliers fluo, un porte-clés en forme de rat ou des stylos imitant des rouges à lèvres, le savent. Évidemment, une telle démarche dit quelque chose d’un créateur décomplexé qui ne conçoit pas le luxe comme une bulle déconnectée du reste du monde. C’est là qu’on s’étonne de ne pas avoir employé l’adjectif «décomplexé» plus tôt, car c’est peut-être celui qui semble le plus juste concernant une personnalité qui n’a pas l’air mortifiée par ses dérapages. Le meilleur exemple: en 2015, il publie par erreur une photo de son postérieur nu sur Instagram. L’image, destinée à un amant et qui aurait dû être échangée sur une messagerie de rencontres, est accompagnée d’une légende éloquente («It’s yours to try», qu’on laisse au lecteur le loisir de traduire). So what? Marc tweete, laconique: «Ouais… Je suis gai. Je flirte avec des hommes en ligne.» Et la fameuse légende devient… le slogan du compte Twitter de la marque. L’inscription «Perfect» sur son poignet est là pour lui rappeler que sa vie ne pourrait être meilleure. Et celle qui dit «Shameless», sur son torse, qu’il n’a à avoir honte de rien.