Le cirque est perçu d’une drôle de façon au Québec. D’un côté, tout le monde connaît évidemment le Cirque du Soleil. De l’autre côté, nombreux sont ceux qui, de toute leur vie, n’ont vu du cirque que des spectacles traditionnels, avec dompteurs de tigres, éléphants en tutu exécutant quelques pas de danse, facéties de clowns et maître de piste à la voix tonitruante assurant le lien entre les différents numéros.

Or, le cirque ne se résume pas à ça, loin s’en faut. Et le Québec, en dépit de son absence de tradition circassienne, tire magnifiquement son épingle du jeu. Saviez-vous par exemple que l’École nationale de cirque (ENC) de Montréal – qui célébrera son 25e anniversaire en 2007 –, est une des plus réputées dans le monde? Que des dizaines de compagnies de cirque à travers la planète comptent au moins un membre natif d’ici?

Que le Québec possède la première salle circulaire du pays conçue spécifiquement pour les arts du cirque? Que la ville de Shawinigan séduit les touristes chaque été depuis cinq ans à La Cité de l’énergie avec Kosmogonia, un show multimédia faisant la part belle aux acrobaties de toutes sortes? Que Brad Denys, Montréalais d’adoption, a promené son spectacle Monsieur Pi dans les petits villages de France et qu’il a réussi à illuminer le visage des enfants avec, pour tout bagage, un grand cerceau, quelques livres et un globe terrestre?

Une évolution rapide
On est bien loin des costumes à paillettes et du rugissement des fauves! Pourtant, au début des années 80, les arts de la piste étaient à peu près inexistants au Québec. Ni écoles ni compagnies ne s’y vouaient, et les artistes s’adonnant à cette «étrange» discipline étaient perçus comme des excentriques.

Il aura fallu attendre qu’une petite troupe d’amuseurs publics de la région de Charlevoix, dont faisait partie Guy Laliberté, organise la Fête foraine de Baie-Saint-Paul et se lance à l’assaut des rues de la petite localité. Puis, en 1984, pour le 450e anniversaire de la découverte du Canada, Guy Laliberté présente un spectacle intitulé Cirque du Soleil. Le reste appartient à l’histoire et aujourd’hui, l’entreprise – avec ses 3000 employés (dont 900 artistes), ses 50 millions de spectateurs et la création d’une quinzaine de spectacles – fait figure de précurseure et de leader dans ce renouveau circassien.

Parallèlement, en 1981, naissait à Montréal l’École nationale de cirque… dans les locaux du Centre Immaculée-Conception! Là encore, il est facile de mesurer le chemin parcouru quand on regarde le splendide édifice où elle loge depuis 2003, tout à côté du siège social du Cirque du Soleil et de la Tohu, la Cité des arts du cirque, dont l’ouverture officielle en 2004 a été un point culminant dans l’évolution du cirque québécois (voir la Tohu). «On s’est donné une chance, au Québec, de se distinguer par un projet audacieux, qui permet à Montréal de s’afficher comme métropole culturelle et de devenir une des capitales mondiales des arts du cirque», explique avec enthousiasme Charles-Mathieu Brunelle, vice-président exécutif et directeur général de la Tohu.

Bref, ça bouge dans la Belle Province, où se trouve la plus importante communauté circassienne au Canada. D’ailleurs, depuis 2001, le Conseil des arts et des lettres du Québec reconnaît les arts du cirque comme une discipline artistique à part entière et, de ce fait, accorde des subventions spécifiquement liées à leurs besoins. «Même s’il reste beaucoup à faire, cette reconnaissance est une excellente chose, dit Julie Hamelin, cofondatrice et codirectrice du Cirque Éloize, qui rit en se souvenant que la troupe, pour son premier spectacle, avait acheté ses costumes au Village des Valeurs, faute de sou- tien financier. Depuis, le Cirque Éloize a conquis près de trois millions de spectateurs, et sa plus récente création, Rain – Comme une pluie dans tes yeux, a reçu des critiques élogieuses jusqu’en Corée. La troupe a même été invitée, avec le surdoué collectif québécois Les 7 doigts de la main, à participer à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’hiver de 2006 à Turin.

«On a une des meilleures écoles de cirque du monde, et ça joue beaucoup dans cette effervescence qui caractérise le cirque au Québec», croit Samuel Tétreault, un des membres fondateurs des 7 doigts de la main et lui-même diplômé de l’ENC. Et si, à Montréal, l’École nationale de cirque se destine à former l’élite, l’École de cirque de Québec et l’École de cirque de Verdun ne sont pas en reste, puisqu’elles offrent toutes les deux des cours préparatoires pour les futurs artistes de cirque.

Même monsieur et madame Tout-le-monde se laissent tenter: les cours de cirque de loisirs affichent complet, et adultes comme enfants viennent s’initier à la jonglerie, au trapèze ou au trampoline. «Certains en font même une activité familiale, et il n’est pas rare de voir des enfants de deux ans et demi “commencer leur carrière” en apprenant à… grimper sur leurs parents», dit en souriant Yves Neveu, directeur général de l’École de cirque de Québec. «C’est un volet important pour moi parce qu’on développe ainsi un public. Les gens qui se familiarisent avec le monde du cirque contemporain seront plus enclins à aller voir des spectacles.» Dépoussiérer le cirque à papa
Mais justement, qu’entend-on par cirque «contemporain»? Surtout quand on sait à quel point ce qualificatif a tendance à faire peur au public (parlez-en au monde de la danse ou des arts visuels!). Qu’on se rassure. Pas d’hermétisme ici, mais plutôt une grande, une immense liberté.

Exit les animaux domptés, les nez rouges et les chapiteaux! Dans le cirque contemporain, on assiste moins à des prouesses incroyables qu’à des réalisations artistiques poussées, où plusieurs arts s’assemblent harmonieusement. La danse, le théâtre et la musique font souvent partie intégrante des spectacles, et la narration y revêt une grande importance. Bref, on va au cirque non seulement pour voir des numéros époustouflants, mais aussi pour se faire raconter une histoire.

Concrètement, qu’est-ce que ça donne? Des spectacles grandioses comme ceux du Cirque du Soleil, on s’en doute. «Mais ça ne se limite pas à ça, note Yves Neveu qui, outre ses fonctions de directeur général de l’École de cirque de Québec, est aussi président d’En Piste, le regroupement national des arts du cirque. «Un des grands mandats d’En piste, c’est de promouvoir et de faire connaître ce qui se fait ici. Parce que ce domaine est méconnu dans sa diversité. C’est un art qui est multiple, pluriel.»

Pour ma part, je garderai toujours un souvenir émerveillé du spectacle Nomade – La nuit, le ciel est plus grand, du Cirque Éloize, que j’ai eu la chance de voir il y a quelques mois. L’espace de deux heures, je suis redevenue une enfant éblouie par des artistes au sommet de leur discipline, et par des numéros d’une beauté et d’une poésie à couper le souffle. Je pense aussi au féérique Cavalia, dont la parfaite symbiose entre les artistes et les chevaux soulève l’admiration des spectateurs. Et que dire des créations du collectif Les 7 doigts de la main, qui a fait entrer le cirque de plain-pied dans la modernité avec son spectacle éponyme, carrément jubilatoire.

Bien sûr, le Québec pourrait faire figure de clown triste si on comparait la dizaine de compagnies existant ici aux quelque 250 ayant chapiteau sur rue dans l’Hexagone. «Le cirque est jeune ici; il n’a qu’une vingtaine d’années. D’autres formes d’art ont occupé le devant de la scène, entre autres le théâtre et la musique. Mais le Québec devient de plus en plus cosmopolite et s’ouvre aux autres cultures, à des formes d’expression différentes, estime Charles-Mathieu Brunelle. «Le cirque obtient la faveur du public, mais il est très peu soutenu par l’État en ce qui a trait à la production et à la diffusion. On doit changer les mentalités à cet égard», soutient pour sa part Yves Neveu.

«Les diffuseurs ne sont pas habitués à offrir ce genre de divertissement, et un spectacle de cirque, pour toutes sortes de raisons, coûte beaucoup plus cher à présenter qu’un humoriste ou un groupe de musique. En plus, la majorité des salles ne sont pas conçues à cet effet», explique Samuel Tétreault. «C’est une question de moyens, ajoute Julie Hamelin. La volonté est là, mais l’enveloppe budgétaire est limitée.» Et demain?
Nonobstant ces difficultés, le cirque semble promis à un bel avenir au Québec. Ne serait-ce que parce que notre société devient pluriethnique, et que ce métissage n’est nulle part plus apparent que dans un spectacle de cirque, où non seulement toutes les nationalités se côtoient, mais aussi toutes les disciplines. «Selon moi, le cirque est la forme d’expression du 21e siècle. Il réussit à ouvrir des canaux de communication entre les communautés culturelles, et il est aussi très proche des sports extrêmes, à l’image des jeunes d’aujourd’hui», estime Charles-Mathieu Brunelle.

Selon Yves Neveu, on peut s’attendre au cours des prochaines années à une plus forte présence dans les régions, parce que la place publique et le cirque ont toujours été étroitement liés. Pensons par exemple au Cirque Alfonse, mis sur pied par des jeunes de Saint-Alphonse-Rodriguez qui, après avoir bourlingué avec le Cirque du Soleil et le Cirque Éloize, ont eu envie de penser plus «local». Ils ont offert aux habitants de leur municipalité un premier spectacle cet automne, La brunante, sorte de clin d’oeil aux soirées québécoises d’antan. Citons aussi Akya, un cabaret-cirque haut en couleur conçu par Nicolette Hazewinkel et Rodrigue Tremblay (et auquel participent notamment leurs deux enfants), qui se promène un peu partout au Québec durant la belle saison.

«Si les jeunes veulent trouver leur place, ils doivent penser plus “petit”, croit Marc Lalonde, directeur général de l’ENC. Pour qu’un spectacle soit bon, il n’est pas nécessaire qu’on re-trouve 40 artistes sur scène et que toutes les disciplines soient représentées.» Comme quoi le «Think big, s’tie» d’Elvis Gratton ne s’applique pas toujours au cirque! Les troupes misant sur une seule discipline, comme Les Arts Sauts, qui sont venus nous visiter cet été et qui ont élevé le trapèze au rang d’art à part entière, auront probablement aussi la cote.

«Le cirque plus traditionnel aura toujours sa place, comme c’est le cas en danse ou en théâtre, estime Samuel Tétreault. Il y a encore un public pour le ballet classique, par exemple. Mais avec la mondialisation de la culture, les spectateurs se montreront de plus en plus exigeants, et il faudra plus que des triples saltos arrière pour les séduire. Ce dont on a besoin, c’est de spectacles créés par des gens de cirque, qui auront développé leur propre discours artistique, leur propre langage. On assistera à un renouvellement de l’intérieur lorsque la première génération d’artistes de cirque contemporain, qui quittera bientôt la scène, se lancera dans la conception de spectacles.»

Mais au fond, qu’importent les habits que revêtira le cirque de demain, puisqu’il sera toujours là pour nous émerveiller et nous faire rêver. N’est-il pas le monde de tous les possibles, celui où on peut parler aux animaux, marcher sur les mains, défier les lois de la gravité et même voler?
TOHU

Bienvenue sur la planète Cirque!
Le premier détail qu’on remarque quand on visite les bureaux de la Tohu, ce sont les horloges sur un mur indiquant l’heure qu’il est dans différentes villes du monde: Vancouver, Paris, Londres, Moscou, Shanghai… Quoi de plus normal? Le cirque n’est-il pas la forme d’art la plus cosmopolite qui soit?

Ce qui attire l’oeil en second, c’est l’immensité du territoire. On se prend à rêver à ce à quoi ressemblera ce vaste terrain de jeu une fois qu’il sera complètement aménagé. Car si la Tohu – un organisme sans but lucratif fondé par En piste, l’École nationale de cirque et le Cirque du Soleil – a été créée dans le but de répondre aux besoins de la gent circassienne, ce n’est pas là son seul mandat.

Trônant majestueusement au cœur du deuxième site d’enfouissement de déchets en milieu urbain d’Amérique du Nord, elle a également pour but de participer à la revitalisation de ce dernier, appelé à devenir un des plus grands parcs urbains de Montréal. Et elle prêche de bien belle façon puisque le pavillon de la Tohu, chauffé au biogaz, climatisé par un système de géothermie passive et construit en partie avec des matériaux recyclés, est un bâtiment «vert».

La Tohu a aussi à cœur de bâtir des ponts entre les communautés. C’est ainsi que les dimanches d’été, on peut voir les familles du quartier Saint-Michel – un des plus défavorisés du Canada – et d’ailleurs piqueniquer sur la place publique ceignant le chapiteau en écoutant un concert de musiques du monde, ou encore participer aux activités offertes: chasse au trésor, initiation au trapèze, maquillage pour les enfants, etc. «On souhaite favoriser la rencontre de visiteurs d’origines, de sensibilités et d’âges différents. On essaie de voir un peu ce que sera le Québec de demain.

À quoi va ressembler sa culture, et comment on va la créer ensemble», résume Charles-Mathieu Brunelle, vice-président exécutif et directeur général de la Tohu. Beau projet, non?