«J’avais beau avoir écrit sur le corps des femmes et dénoncé nos complexes, j’étais moi-même obsédée par mon ventre!» Aussi incroyable que ça puisse l’être, l’auteure de cette phrase est la célèbre dramaturge Eve Ensler, qui a parcouru la planète pour «réconcilier les femmes avec leur vagin» et plus globalement, avec leur féminité. «À force d’entendre parler les femmes de leurs bourrelets, de leur cellulite, de leur gros nez, je me suis bien rendu compte à quel point j’avais, moi aussi, ma propre fixation», avoue l’auteure, jointe à New York, où elle vit. «J’ai voulu aller plus loin et comprendre ce que cette obsession cachait.»

Résultat de son introspection: un one woman show intitulé Un corps parfait, qu’elle présente depuis 2005 aux États-Unis, et dont l’adaptation française vient de paraître chez nous sous forme de livre (éditions Denoël).

Des corps charcutés
«Je crois que je m’imaginais qu’après m’être enfin retrouvée chez moi, dans mon vagin, je pourrais me détendre et vivre ma vie, écrit l’auteure dans Un corps parfait. Mais ça n’a pas été le cas. Ma haine de moi-même s’est simplement déplacée vers une autre partie de mon corps.» Et elle n’était pas la seule dans cette situation, se rend-elle compte alors. En effet, au cours des six dernières années, Eve Ensler a parcouru 40 pays et y a interrogé quantité de femmes sur ce sujet avant de se rendre à l’évidence que toutes ces femmes, partout sur la planète, détestaient au moins une partie de leur anatomie.

«Dans un grand nombre de pays, j’en ai rencontré des riches et des pauvres, des belles et des moches, et croyez-moi, c’est universel: toutes les femmes haïssent une partie de leur corps et mettent beaucoup d’énergie à le faire!» explique-t-elle au bout du fil. Des Africaines se font blanchir la peau. Des Coréennes se font débrider les yeux. Des Américaines font enlever une côte flottante à leurs filles de huit ans pour qu’elles n’aient pas de problème de poids plus tard. Des Pékinoises se font casser les jambes et allonger les tibias pour gagner quelques pouces. Des New-Yorkaises se font rétrécir les pieds pour les faire entrer dans leurs escarpins pointus. Bref, les préoccupations corporelles des femmes sont multiples… et éclipsent tout le reste: «[…] je sais très bien comment les ventres, les fesses, les cuisses, les cheveux ou la peau des autres femmes les obnubilent, de sorte qu’il leur reste très peu d’espace mental pour penser à la guerre en Irak – ou à quoi que ce soit d’autre, en fait».

D’éternelles insatisfaites
Dans son livre, présenté sous forme de courts monologues, Eve Ensler mêle des extraits de son journal intime à d’émouvants témoignages de femmes dont elle s’est inspirée pour inventer ses personnages. Elle rapporte ainsi ses rencontres avec une mère de famille qui se fait resserrer le vagin pour augmenter le plaisir de son conjoint; une jeune femme à qui son mari offre une nouvelle paire de seins et plusieurs autres chirurgies; une mère terrorisée parce que sa fille a une culotte de cheval.

Elle met aussi en scène Helen Gurley Brown, la créatrice et directrice de la rédaction du magazine Cosmopolitan, alors qu’elle avait 80 ans: «À 40 ans, je me suis fait refaire les paupières. J’ai cru que ça suffirait. Tu parles… J’ai remis ça à 56 ans. Un premier lifting à 63 ans. Un second à 67 ans, puis un troisième à 73 ans. J’en aurais absolument besoin d’un autre mais je n’ai plus assez de peau sur le visage pour permettre une autre chirurgie.» Elle conclut, en parlant de son mari: «Le plus dingue, c’est qu’à ses yeux je suis sublime. Mais ce qu’il pense, ça ne compte pas. Il m’aime.» C’est d’ailleurs à travers ces mots que se révèle la quintessence du propos d’Eve Ensler: même quand nos proches nous trouvent belles, nous aiment, nous admirent, on trouve toujours matière à insatisfaction.

En plus d’exploiter son sens de la réplique, l’auteure et comédienne a le don d’user d’humour et de tendresse pour rendre vivants ses personnages féminins, des êtres qui nous ressemblent. «Et je ne suis pas différente des autres! lance Eve Ensler avec une pointe d’autodérision. Contrairement aux Monologues du vagin, où je faisais parler des femmes victimes de guerre et de violence, je suis ici mon propre bourreau!» Et c’est bien là tout le problème: en ce qui concerne leur corps, les femmes sont leur propre – et pire – tortionnaire. L’Africaine Léah qui témoigne dans Un corps parfait le dit dans ses mots: «En Afrique, on a tellement besoin de nourriture et on en a tellement peu. En Occident, vous en avez autant que vous voulez mais soit vous mangez trop, soit vous ne mangez pas du tout. Vos corps sont virtuels. Ici, nous incarnons nos corps; ils nous sont utiles, ce sont eux qui travaillent.»Éloge de la responsabilité
Cet aspect de la responsabilité individuelle est central dans Un corps parfait: fini, les critiques acerbes à l’égard des grands patrons de la presse et de la mode. Si nous sommes complexées, c’est aussi de notre faute. «On a des choix à faire, observe l’auteure. Avec tout ce qu’on sait, après des décennies de féminisme, des tonnes de livres publiés sur la question du corps, de la féminité, etc., je me dis que nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes si nous subissons encore la dictature de la beauté. C’est en grande partie à cause de nous que les magazines présentent encore des adolescentes pour représenter LA femme, et que la mode valorise la minceur, pour ne pas dire la maigreur.»

À ce propos, d’ailleurs, Eve Ensler explique avoir interviewé plusieurs directrices de magazines féminins, et elles sont unanimes: «“Si on met en couverture des femmes plus rondes ou moins jeunes, les magazines ne se vendent pas!” affirment-elles. Vous vous rendez compte? Et après, on se plaint? C’est à nous de faire quelque chose au lieu d’incriminer les autres.»

Ces propos sont durs à entendre, avouons-le. Mais Eve Ensler comprend qu’on ne change pas les mentalités en quelques années. «Je sais que ce sont de grands mots, mais il faut admettre que l’imagerie occidentale, capitaliste, patriarcale et religieuse est extrêmement pesante. C’est ce qui fait qu’il est très difficile pour une femme, même si elle est féministe, de changer les choses d’un coup. Parce que nous sommes “construites” sur ces valeurs, notamment sur celle de la jeunesse.»

Penser par soi-même Comment changer cela? Selon Eve Ensler, on peut commencer par imposer notre différence – notre physique et nos goûts, entre autres. «Aujourd’hui, nous avons le choix de devenir femme sans nécessairement coller aux stéréotypes de la bonne ou de la mauvaise fille.» Par exemple, on peut proposer une image moins commune et convenue que celle de la fille belle, mince, douce et soumise. «Nous avons conquis une liberté de choix: on ne doit donc pas avoir peur d’être indépendante d’esprit, quitte à mettre plus de temps à trouver l’âme sœur! Car parfois, être une femme sûre de ses choix peut inspirer la crainte, mais c’est le prix à payer.»

Eve Ensler dit avoir écrit ce livre pour nous réconcilier avec nous-mêmes. «Notre propension à faire des choix qui nous rendent malheureuses – comme s’évertuer à être maigre quand on est constituée autrement, ou à s’imposer une image qui ne nous correspond pas – est dommageable pour notre estime personnelle. Selon moi, cela relève aussi d’un certain masochisme car nous consacrons encore trop de temps, d’argent et d’énergie à plaire aux autres. Et nous passons trop souvent outre à notre bonheur, à notre plaisir, à notre bien-être. Je sais que le masochisme est un thème tabou, mais il faudra bien qu’on s’y intéresse un jour.»