Qu’ont en commun le Catalan Ferran Adrià, l’Anglais Heston Blumenthal et le Français Pierre Gagnaire, outre le fait de compter parmi les meilleurs chefs du monde et d’avoir des étoiles Michelin à leur palmarès? Tous trois s’inspirent des techniques de la gastronomie moléculaire, une discipline scientifique qui étudie les réactions physicochimiques à l’œuvre dans nos casseroles.

Faut-il saler le steak au début ou à la fin de la cuisson? Combien de litres de mayonnaise peut-on monter avec un seul jaune d’oeuf? Peut-on obtenir un oeuf dur en le cuisant au four?( cliquez ici pour les réponses )

Des questions comme celles-là, le physicochimiste français Hervé This, père de l’expression «gastronomie moléculaire», en compte 25 000 dans ses fichiers. Cet homme de science est une sorte de Terminator des idées reçues en matière culinaire: il passe au crible les façons de faire traditionnelles, qui sont enseignées depuis des générations sans jamais avoir été remises en question. C’est ainsi que ce conseiller scientifique à la revue Pour la Science, qui travaille notamment au Laboratoire de chimie des interactions moléculaires du Collège de France, a dépoussiéré l’activité culinaire aux quatre coins de la planète, y compris à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), où il a donné un atelier sur ses résultats et ses rectifications.

«“Incorporer les oeufs deux par deux”, “La mayonnaise tourne quand la Lune est pleine”: la cuisine fourmille de conseils et d’adages de ce genre, note Hervé This, que nous avons rencontré à Paris. J’ai donc ouvert mon cahier d’expériences et je me suis dit: “Je vais collectionner ces dictons.” C’est comme ça que tout a commencé.»

En 1984, on a vu à la télé française le savant ébouriffé expliquer que, pour la fabrication de sorbets et de glaces, l’azote liquide remplace avantageusement la sorbetière. En effet, ce liquide, qui produit un spectaculaire nuage de fumée blanche, permet la formation de cristaux de glace bien plus petits que ceux qu’on obtient avec la machine. Hervé This prédisait un bel avenir aux gens de la compagnie Air Liquide, qui, eux, se montraient sceptiques. «Aujourd’hui, cette société a une filiale qui sollicite les cuisiniers afin de leur vendre de l’azote liquide!», dit-il.

Manger santé
Ce déboulonnage de procédés culinaires désuets a révolutionné les façons de faire des toqués de ce monde et donné naissance à la cuisine moléculaire. Certains chefs, Ferran Adrià en tête, incorporent quelques pincées de science à leur art. Par ici, les seringues hypodermiques, les déshydrateurs à aliments, l’agar-agar et l’alginate de sodium (des gélifiants), les polyphénols (des révélateurs de goût), le xanthane (un épaississant), et divers gadgets qui font éclore des textures, des saveurs et des arômes nouveaux.

Résultat? De la techno-cuisine avant-gardiste et du «jamais goûté» pour les uns, de la bouffe esbroufe et un grand coup de bluff pour les autres. Deux lignes de pensée ont ainsi émergé: celle du Catalan Ferran Adrià et de ses équipes, qui s’ingénient à réinventer la cuisine, ses goûts et ses textures; et celle du tandem This-Gagnaire, où les recherches du premier sont appliquées en cuisine par le second.

Mais d’abord, à quoi sert la cuisine moléculaire? Avant tout à manger plus sainement, répond Giovanni Apollo, un des rares chefs qui mitonne ce type de cuisine au Québec. «Au 21e siècle, un chef doit être conscient de sa responsabilité en matière de santé publique. Selon moi, la cuisine mo-léculaire, ça sert à ça. En cuisant le foie gras, les viandes, les poissons fins à l’azote liquide entre -30 °C et -180 °C par exemple, j’arrive à garder leurs enzymes intactes. Pourquoi les conserver? Parce que crues, ces enzymes sont plus faciles à digérer. Il y a 50 ans, les Inuits consommaient du gras de baleine et du phoque crus, et n’avaient ni diabète ni cholestérol. Depuis, ils cuisent leurs aliments… et développent cancer, diabète et cholestérol.»

Cuire les aliments à l’azote liquide afin de préserver toutes leurs qualités nutritives n’est cependant qu’un aspect de la cuisine moléculaire, fait remarquer le propriétaire d’Apollo. «Ce type de cuisson est une technique, mais il y en a beaucoup d’autres; par exemple l’injection d’ananaïne (une des enzymes de l’ananas) dans une pièce de viande pour l’attendrir et en réduire le temps de cuisson.» Au final, on dégustera une viande plus juteuse, plus goûteuse, plus vitaminée que le rôti de bœuf surcuit d’antan!

Au restaurant Apollo, bien malin celui qui pourrait détecter la touche moléculaire dans son assiette. «À quoi ressemble la cuisine moléculaire? Mais à rien! Oui, on peut atteindre des résultats flamboyants; oui, on peut faire une chantilly à base d’eau et de protéines lactiques; oui, l’azote liquide, c’est drôle; mais ces procédés ne servent pas à donner un show. Le but, c’est d’en arriver à un résultat santé.»

Fraîcheur glacée, de deff Haupt, du Renoir, Hôtel Sofitel/ Photo: Mathieu Lévesque

 

Pour Deff Haupt, chef du restaurant Renoir du Sofitel Montréal, les techniques de la cuisine moléculaire permettent effectivement de réaliser une cuisine santé, mais elles fournissent avant tout des saveurs pures et des textures nouvelles. «Aujourd’hui, avec de l’agar-agar, on peut confectionner une gelée de tomate ou de fenouil chaude au goût extrêmement pur, tout en conservant aux légumes leurs vitamines», dit-il. Dans l’assiette comme dans le verre, ça apporte de la délicatesse: une «vodka à manger» en gelée; des coulis de fruits encapsulés dans des billes d’alginate qui, une fois mélangées au martini, parfument celui-ci de façon surprenante; une mousseline de topinambour aérienne (réalisée avec un siphon à chantilly), de fins gnocchis sans farine ni oeufs…

Au restaurant Les Magnolias, situé à Le Perreux-sur-Marne, en banlieue de Paris, Jean Chauvel, jeune chef-proprio étoilé Michelin, donne carrément dans la cuisine moléculaire ludique. Son établissement est de facture classique, mais la carte, elle, se lit comme un poème surréaliste: «Sortie risquée d’escargots en croquettes», «Souvenir vivant d’une boîte de sardines au dos vif-argent», «Élogieux steak haché restructuré dans un brillant turlututu de céleri».

Ce que c’est exactement? On vous l’expliquera mais sans trop entrer dans les détails, à moins que vous ne teniez mordicus à savoir ce qui fait mousser vos escargots (une émulsion de jus de citron et de poudre de soya), pétiller la julienne de légumes (un bonbon effervescent, tout simplement), s’éclater la fraise (le kappa, un gélifiant extrait d’une algue rouge). Ou encore, on vous apprendra que l’Élogieux, né d’une conversation entre le chef Jean Chauvel et Hervé This, est une sorte de millefeuille de steak haché, composé de couches superposées de viande cuite, rosée et crue, préparé de façon à ce que le jus reste dans la viande. Le tout est servi dans des ustensiles faits sur mesure – verres-pailles, tubes-cuillères – et des assiettes graphiques, dont une à dessert, avec dés à jouer incrustés.

«Ce qui m’inspire, dit ce fils de restaurateurs fort de 15 années de métier dans divers établissements, c’est le défi de construire une meilleure cuisine, et non pas de faire un super truc juste pour faire un super truc. Ce n’est pas ainsi que je vois la cuisine. Oui, je veux bien participer à l’aventure d’une façon de manger novatrice, mais je me dis que la cuisine restera toujours la cuisine.» D’ailleurs, il fait aussi de la pomme purée «parce qu’il y a des clients qui en ont besoin, c’est rassurant».

Différentes démarches, mais un même désir: offrir du beau, du bon et du plaisir. Un désir qui ne s’émoussera pas, jure Giovanni Apollo. «La cuisine moléculaire ne peut pas être une mode. Est-ce que la santé est une mode? Non! Le côté spectaculaire, lui, est tendance, et il passera.» Pour Deff Haupt, les chefs continueront d’incorporer les techniques de la gastronomie moléculaire dans leur pratique, «mais dans 10 ans, on n’en parlera plus, pas plus qu’on ne parle aujourd’hui de la nouvelle cuisine».

Pierre Gagnaire et Hervé This/ photo;

 

Où déguster la cuisine moléculaire?

À Montréal, chez Apollo
À l’ardoise: des viandes et des poissons; sur la table: un archipel d’assiettes contenant les délectables déclinaisons d’un aliment en quatre temps. On apporte son vin; on peut aussi suivre des cours de cuisine avec Giovanni Apollo.

514-274-0153 ou www.apolloglobetraiteur.com

 

Chez Renoir, au Sofitel Montréal
Le menu du chef Deff Haupt n’est pas entièrement moléculaire – clientèle d’hôtel oblige, dit-il –, mais il renferme de belles trouvailles.

514-285-9000

 

Dans votre salle à manger
Il vous suffit d’inviter chez vous le cuisinier Laurent Reveillac, qui se spécialise dans la cuisine à l’azote liquide depuis cinq ans. Se décrivant comme un «concepteur artistique d’événements culinaires» plutôt que comme un traiteur, il donne également ses ateliers dans les centres d’animation SAQ Sélection. 

Concept Laurent, 514-772-4944

 

À Chicago, à l’Alinea
Le resto où le chef Grant Achatz, que le magazine Gourmet encensait l’automne dernier, innove joyeusement.

www.alinea-restaurant.com

 

À Paris et à Tokyo, chez Pierre Gagnaire
Les ligues majeures.

www.pierre-gagnaire.com

 

En banlieue de Paris, aux Magnolias
Le chef-proprio Jean Chauvel y joue avec les plats comme avec les mots.

www.lesmagnolias.com

 

À Bray, en Angleterre, au Fat Duck, de Heston Blumenthal www.fatduck.co.uk

 

À Roses, en Espagne, sur la Costa Brava, au El Bulli

Vaut mieux s’armer de patience, car c’est complet jusqu’en 2008. D’ici là, vous pouvez toujours apprivoiser quelques-unes des techniques de Ferran Adrià en vous rendant sur le site www.texturaselbulli.com.

Giovanni Apollo/ Photo: Normand Huberdeau/ NH photographes

Article publié originalement dans le magazine ELLE QUÉBEC