Lorsqu’il a tourné son film Malcolm & Marie en pleine pandémie, le réalisateur Sam Levinson n’avait qu’une demande pour le styliste Law Roach, responsable de créer les deux tenues que porterait Zendaya: qu’elles soient intemporelles, pour continuer à être dans le ton 20 ans plus tard. Il y a, de fait, des costumes qu’on oublie dès que le générique de la fin défile, et d’autres qui nous restent à l’esprit, car ils possèdent une qualité à part: celle de traverser l’écran pour aller vivre ailleurs que sur la pellicule, dans la mémoire collective et les annales du cinéma. Il suffit de les évoquer pour se remémorer des images fortes, qu’on ait vu le film qui les met en scène ou pas, d’ailleurs. On pense à la robe blanche de Marilyn Monroe dans The Seven Year Itch, qui s’envole au-dessus d’une bouche d’aération pour dévoiler les gambettes de la vedette; au fourreau vert de Keira Knightley dans Atonement, qui vaudra à sa créatrice, la costumière britannique Jacqueline Durran, une nomination aux Oscars en 2008; à la tenue de Jodie Turner-Smith dans Queen & Slim; ou encore à la chemise hawaïenne de Leonardo DiCaprio dans Romeo + Juliet.

L’habit fait le moine

Le réalisateur Baz Luhrmann a réussi son coup: son deuxième film – une adaptation moderne de la célèbre pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette – a fait grand bruit à sa sortie, en 1996. On a applaudi non seulement la mise en scène et le jeu de deux acteurs encore peu connus – Leonardo DiCaprio, qui y incarne Roméo, et Claire Danes, l’ingénue Juliette –, mais aussi les costumes. Ce tour de force, c’est Kym Barrett qui l’a réalisé. Cette costumière australienne a pensé la garde-robe des deux clans rivaux de Verona Beach jusque dans les moindres détails. Les Montaigu privilégient des vêtements colorés et tape-à-l’œil, alors que les Capulet s’habillent strictement en rouge et noir. Et les seconds préfèrent les fermetures éclair, quand les premiers optent pour des boutons. Roméo et Juliette, amoureux malgré la discorde qui règne entre leurs familles, s’en distinguent tant dans le scénario que dans le choix de leurs tenues. C’est que le costumier, au service du réalisateur, est là avant tout pour donner vie au personnage, lui insuffler de la profondeur et lui apporter toutes ses nuances. «On apprend beaucoup d’un protagoniste en s’intéressant à ses vêtements et à la façon dont il les porte», explique Sandy Powell, qui a remporté trois fois l’Oscar de la meilleure création de costumes grâce à son travail pour les productions Shakespeare in Love, The Aviator et The Young Victoria. À l’écran, une tenue peut, de fait, indiquer la personnalité, le milieu social, la culture, l’âge ou encore le métier de son porteur… et il suffit d’une erreur pour que la magie du film se dissipe. «C’est une quête de vérité constante: il faut que les personnages soient justes, même pour les rôles de figuration», assure Renée April.

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Zendaya et John David Washington dans Malcolm & Marie.

Cette Québécoise originaire de Rivière-du-Loup a planché en coulisses sur plus de 35 productions aux côtés de réalisateurs de renom tels Jean-Jacques Annaud et Darren Aronofsky, de même que Denis Villeneuve, avec qui elle entretient une relation complice depuis Prisoners, leur première collaboration (ils ont ensuite travaillé ensemble pour Enemy, Sicario, Arrival et Blade Runner 2049). Au fil de sa carrière, Renée April a participé tant à des drames de science-fiction, comme Rise of the Planet of the Apes, qu’à des films dépeignant une autre époque, comme Confessions of a Dangerous Mind, première création de George Clooney derrière la caméra. «Je commence à partir du scénario, je fais de nombreuses recherches et, bien sûr, je m’entretiens avec le réalisateur à propos des personnages avant de dessiner des costumes, dit-elle. Pour les petits rôles, j’imagine leur vie, même s’ils n’ont qu’une ligne à dire. C’est un vrai travail anthropologique. Ensuite, je rencontre les acteurs – qui sont souvent sur d’autres plateaux – pour prendre leurs mesures et, si je suis vraiment chanceuse, je peux commencer les essayages deux semaines avant le tournage.» C’est à ce moment-là que le charme opère, et que le protagoniste quitte la feuille de papier et prend vie en 3D (même si George Clooney a apparemment tendance à vouloir esquiver cette étape). Un costume peut changer la posture, comme c’est le cas d’un corset, ou l’apparence physique, par exemple un manteau rembourré qui donne l’impression d’un dos voûté peut vieillir une personne. C’est aussi lors du premier essayage qu’on détecte les erreurs. «Les comédiens ont aussi leur mot à dire, et il arrive qu’ils aient une idée différente de celle du réalisateur, qu’ils n’ont pas encore forcément rencontré, dit Renée April. Il faut faire des compromis, et c’est comme ça que la création se passe.»

Amy Adams dans Arrival.

Une production monumentale

Pour Blade Runner 2049 – la suite du film culte de Ridley Scott –, réalisé par Denis Villeneuve, Renée April a créé une quinzaine de manteaux identiques pour Ryan Gosling (et son cascadeur) afin de parer à toute éventualité. Dans le drame catastrophe The Day After Tomorrow, elle a dû prévoir un double des costumes pour tous les acteurs qui devaient affronter un climat apocalyptique afin d’avoir toujours une tenue prête – et sèche – sous la main… soit des milliers de vêtements! «En général, je conçois les costumes pour les rôles principaux, et pour les figurants, j’en loue en Italie, à Londres, au Canada ou aux États-Unis, selon l’époque et le lieu où l’histoire est censée se dérouler», dit Renée April. La facture grimpe vite: une scène de bal peut facilement coûter 100 000 $! Et le travail qui se cache derrière est tout aussi colossal.

 

«C’est un métier extraordinaire, mais lorsqu’on signe un contrat, on le fait avec notre sang.»

Après le succès de Romeo+ Juliet, Kym Barrett a été très demandée. Elle a notamment dessiné les costumes de la trilogie The Matrix et, plus récemment, ceux du nouveau Charlie’s Angels et d’Us, signé du maître de l’épouvante, Jordan Peele. Quand elle décrit son métier, l’image qui vient à l’esprit est celle d’une chef d’orchestre dirigeant d’une main de maître une équipe située aux quatre coins du monde (qu’elle n’a d’ailleurs pas forcément rencontrée en personne): elle travaille de concert avec des sculpteurs, des créateurs de chaussures et des tisseurs pour concevoir les costumes et les accessoires ( jusqu’au moindre bijou), tout en utilisant des technologies comme l’impression 3D pour arriver au résultat attendu. Et si le septième art est un art de supercherie – l’acteur incarne une autre personne, le décor est souvent construit de toutes pièces –, les costumes, eux, doivent être au plus près de la réalité. «On veut qu’ils soient les plus beaux possible, même pour un film avec des effets spéciaux, car on ne sait jamais quand il y aura un gros plan», dit Kym Barrett. On peut prendre quelques raccourcis, mais pas tant que ça. Un corset doit être véritable («Les actrices ont toute mon admiration, car ce n’est pas facile à porter», assure Renée April), et le polyester, quoique moins cher, n’aura jamais le même tombé que la soie. «C’est un métier extraordinaire, mais lorsqu’on signe un contrat, on le fait avec notre sang, ajoute la costumière québécoise. On n’a plus de vie sociale, et on travaille 15 heures par jour, 6 ou 7 jours par semaine. Il faut aimer son emploi de tout son cœur.»

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Leonardo DiCaprio (au centre) dans Romeo + Juliet.

Des femmes au premier plan

À plus de 60 ans, Renée April est demandée plus que jamais, à l’instar d’autres de ses amies costumières, chose rare dans l’industrie du cinéma, qui a tendance à faire passer la jeunesse au premier plan. Kym Barrett déplore cependant que le département des costumes – souvent géré par des femmes – soit généralement considéré comme moins important que d’autres spécialités de la production. C’est le même son de cloche chez Sandy Powers.

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Ryan Gosling dans Blade Runner 2049.

«Le salaire d’une costumière n’est certainement pas aussi élevé que celui d’un chef décorateur, dont le métier, pour une raison inconnue, est tenu en plus haute estime dans la hiérarchie de l’industrie du film que celui de costumière. Cette inégalité, tout comme le manque d’inclusivité, doit être corrigée», revendique-t-elle, car elle y voit les vestiges d’une époque où les responsables des décors étaient presque exclusivement des hommes et les créatrices de costumes étaient des femmes. C’est le cas d’Edith Head qui, en 55 ans de carrière (des années 1920 à sa mort, en 1981), a récolté huit Oscars, a habillé les plus grandes actrices de l’histoire du cinéma, de Lauren Bacall à Audrey Hepburn, et a participé à des centaines de productions. Son nom est peut- être moins connu du public que celui d’Alfred Hitchcock ou de Sidney Lumet, avec lesquels elle a collaboré, mais son travail, lui, n’est pas moins nécessaire ou important pour faire d’un film une œuvre d’art à part entière. On aura désormais une pensée pour toutes ces femmes, artistes de l’ombre au talent magistral, la prochaine fois qu’on ira au cinéma.

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