J’ai rendez-vous à 19h; je suis déjà en retard. 

De Rosemont au Plateau-Mont- Royal, je presse le pas, sans me soucier de ma démarche ridicule de spaghetti trop cuit. Je m’en fiche; je ne veux pas faire attendre mon amie. En passant devant une terrasse, j’entends la voix mélodieuse de mon petit Clou-de-rien-du-tout se faufiler jusqu’à moi. Clou, c’est Claudia Bouvette. Une petite femme en forme de clou de finition qui, par une curieuse force de la nature, arriverait à supporter le poids d’une bonne collection d’enclumes.

C’est elle que je vais rencontrer. «Drôle de synchronicité», que je me dis en l’écoutant une dernière seconde, avant de prendre conscience qu’il n’y a là aucun élément ésotérique; Claudia est partout, et avec raison! Lascive, elle chante «Am I going crazy, am I going insane?» C’est plus fort que moi: j’ai beau savoir que tout est une question de perspective et d’angle mort, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’une fille comme elle peut bien virer crazy about!

La première fois que j’ai rencontré Claudia, c’était au Rendez-vous panquébécois, la finale de Secondaire en spectacle. Ensemble, nous représentions la délégation de la Montérégie. Elle avait gagné sa place avec une composition musicale, et moi, avec un sketch d’humeur sur l’actualité. Rétrospectivement, ça donne presque envie de croire en la fatalité. J’avais 14 ans et, comme la plupart des victimes de la puberté, je traversais la période la plus ingrate de ma vie. Claudia, quant à elle, n’a jamais eu à devenir cool: elle l’a toujours été.

Garrett Naccarato

Elle était flamboyante comme pas une, et j’ai rapidement envié la nonchalance avec laquelle elle semblait s’estimer. Dans l’école secondaire où nous étions logées pour la fin de semaine du Panquébécois, elle déambulait dans les couloirs avec l’aisance de celle qui sait s’approprier chaque lieu où elle pose les pieds. Entière et assumée, elle était ainsi dès que je l’ai aperçue pour la première fois: reine adolescente, perchée sur les épaules d’un gars parmi la horde d’humains qui s’arrachaient un petit morceau d’elle, comme on fait la file pour baiser la main de la royauté. Je me rappelle que l’image m’avait marquée quand je l’avais vue si décomplexée, alors que nous avions pourtant le même âge et que j’osais à peine regarder les gars. À mon sens, il suffisait de la voir ainsi juchée sur une personne du sexe opposé pour comprendre à quel point, déjà, elle était dégourdie. Malgré tout, elle s’est bien gardée de devenir capricieuse ou, pire, complaisante. Claudia est rusée; elle ne fournira pas à autrui quelque motif que ce soit pour la détester. Si sa liberté nous fait réagir, c’est qu’il faut voir notre réaction comme une invitation à l’introspection. Dès l’adolescence, on sentait en elle une grande turbulence, un profond désir d’insoumission. (Ça, c’est la façon détournée de dire qu’elle est foncièrement une adorable p’tite crisse.)

«Cependant, si je veux accéder à sa vérité, il nous faudra d’abord un shooter.»

Fractions de mystères

Aujourd’hui, je la retrouve au café bar Darling, telle que je la connais depuis plus d’une décennie: lumineuse, magnétique… presque énigmatique. Bien qu’elle soit chaleureuse, j’ai toujours perçu chez mon amie une certaine distance. Non pas un désintérêt, bien au contraire, mais quelque chose qui pourrait s’apparenter à un double fond. Une porte cachée, plus petite encore, par laquelle on ne peut entrer qu’avec une clé si minuscule qu’on doit la tenir du bout des doigts. Comme si une fraction de sa personnalité était réservée aux mystères qui la rendent si captivante. Au fil des années, j’en suis même venue à élaborer une théorie selon laquelle Claudia dissimulerait en elle un tour de magie qui ne peut être révélé au grand public.

Cela dit, je ne la sens pas non plus prisonnière d’elle-même. Selon mon hypothèse première, elle connaît simplement sa valeur et s’en fait la geôlière, par souci de pudeur.

À preuve, bien qu’en 10 ans d’amitié, Claudia ait traversé un bon nombre d’épreuves, je ne l’ai jamais vue pleurer. Je l’ai vue oser, foncer, être irrévérencieuse et spontanée. Mais pleurer, jamais. Si ça se trouve, elle ne verse sans doute que des larmes de confettis. Pour une incontinente lacrymale dans mon genre, une telle réticence aux sanglots ne peut s’expliquer que par une volonté de contrôle. Pourtant, Clau peut danser sur les tables d’un bar, me rejoindre en voyage à moins de 24 heures d’avis et tomber en amour pour de vrai. Je sais donc pertinemment qu’elle sait se laisser aller… Mais quelle place occupe la vulnérabilité dans sa vie? Ma mission est claire. Cependant, si je veux accéder à sa vérité, il nous faudra d’abord un shooter.

Elle laisse la téquila lui réchauffer le courage et réfléchit un instant avant de se lancer, comme si elle mesurait le risque qu’elle courrait en me répondant honnêtement.

«Mon côté rationnel trouve la sensibilité magnifique et je l’encourage réellement chez les autres, mais… j’ai parfois l’impression que ça ne vaut pas pour moi.» Pour Claudia, qui a eu pour modèle une mère qui garde la tête haute en toute circonstance, pleurer représente le summum de l’abandon. Ça confirme ce que je devinais: pour mon amie, s’adonner librement à un exercice qui trahit sa fragilité représente un défi de taille.

C’est à croire qu’il y a, aux confins de son esprit, des zones balisées. Des terrains inconnus où elle ne se permet que très rarement d’aller. «J’aimerais tellement arriver à me laisser aller. Me montrer fragile. Mais j’ai vraiment un blocage. Big Brother Célébrités est venu jouer dans cette zone-là. Au fond de moi, je savais à quoi m’attendre et j’ai accepté de vivre l’aventure, parce que j’avais besoin de me “shaker”.» Une nouvelle fois, le fossé qui trace nos différences semble gagner en profondeur. À mon sens, une expérience susceptible de m’ébranler serait que je me produise seule sur scène à Osheaga, comme elle l’a fait en août dernier! Pour Claudia, c’était de cohabiter avec PL Cloutier et Guylaine Guay… À chacun ses combats!

«J’ai quasiment plus pleuré en deux mois de Big Brother que dans toute ma vie! me lance-t-elle à la blague. Curieusement, ça a pris une maison bourrée de caméras cachées pour que je m’autorise à me laisser aller. Je crois bien y avoir purgé une émotion qui n’avait jamais été évacuée jusque-là. Mais en même temps, tout le monde était dans le même état d’abandon; j’y ai vu une sorte de permission.»

Garrett Naccarato

REMPLIR LE VIDE

Évidemment, je ne peux pas m’entretenir avec une personne sans tenter d’orienter la conversation pour lui donner des airs de psychothérapie. Quand je fais remarquer à Claudia qu’elle me répond souvent en parlant des autres, alors que c’est elle que j’interviewe, elle m’apprend qu’après le tourbillon qui a entouré la création et la sortie de son premier album, The Paradise Club, elle n’a pas pris le temps de vivre l’introspection dont elle avait besoin. «Je ne suis pas encore parvenue à déterminer ce dont j’ai vraiment besoin pour me retrouver. J’aurais parfois envie de ralentir pour prendre le temps de me prioriser, mais je suis déjà engagée sur la voie rapide! C’est plus facile pour moi de m’engourdir dans le mouvement. J’aurais peut-être besoin de ne rien faire du tout, de plonger dans l’inconfort et de fixer le vide au lieu d’essayer de le remplir.»

Depuis le début de notre échange, Claudia illustre souvent ses propos en recourant à l’image du décalage. Dans ce cas-ci, cette image me paraît plus adéquate que jamais.

Je lui avoue: «Ayoye, Clau, c’est capoté! Tu réalises que tout ce que tu me dis, ça détonne quand même beaucoup de l’image de la fille quasi inébranlable que tu projettes?»

De toute évidence, je suis la première personne à l’interroger sur le sujet. Soudain, mon amie reste coite. Elle disparaît un instant pour sonder des fichiers bien classés derrière ses yeux. «J’sais pas…», lâche-t-elle, soucieuse de trouver les bons mots pour me répondre avec sérieux. «Je ne m’impose pas la pression de combler les attentes qu’on peut avoir face à moi. Ma démarche créative est profondément personnelle et je ne me sens pas tenue de tout offrir aux autres. De toute façon, je ne saurais même pas comment me raconter!»

Attends une petite minute! Te raconter, ce n’est pas précisément ce que tu fais dans tes chansons? «Avec mon art, je me permets d’explorer autre chose. Sur scène, par exemple, je me permets d’explorer ma sensualité. Mais il faut savoir faire la distinction: celle que je suis sur scène, c’est moi, mais ce n’est pas moi tout entière. Je ne pourrais jamais raconter tout ce que je suis. Les chansons ont leur propre histoire.»

Je reviens aussitôt à la charge en lui demandant si elle est aussi insoumise qu’elle le paraît. «Je crois que oui. Et toute ma vie, je voudrai suivre mon instinct et ses pulsions. Le fait de m’arrêter pour penser au regard des autres, ça ne fonctionne juste pas pour moi. Alors, je veille consciemment à ne pas aller dans ces zones-là.»

FLOU ARTISTIQUE

Elle me confie d’ailleurs s’être retrouvée dans une sorte de flou dernièrement. «Je me suis sentie plutôt éparpillée dans la période de transition qui a suivi la sortie de mon projet.» Mais Claudia arrive au terme de son hibernation, de son repli sur elle-même. «Je sais maintenant ce que je veux et où j’ai envie d’aller. Je ne suis jamais aussi comblée que lorsque je renoue avec le sentiment d’accomplissement d’un projet que j’ai mené à terme. Je travaille actuellement sur de la nouvelle musique, et c’est tellement valorisant. Créer quelque chose qui n’existait pas avant, c’est assurément ce qui me rend le plus fière. Ma plus grande peur, ce serait de mener mon existence sans me challenger. Je suis terrifiée à l’idée de me cristalliser dans la monotonie.» Là, je reconnais bien cette fille qui n’aime pas stagner et dont les périodes d’arrêt lui démangent. Avec Clau, il faut que ça bouge, et ça tombe bien, bouger, elle le fait très bien! Chose certaine, Claudia a soif de vivre. Et pas de façon frivole. À 27 ans, je la sens plus lucide que jamais.

Quand je lui demande si elle est parfois gênée par l’ampleur de ses ambitions, elle m’offre la réponse la plus rapide et catégorique de toute la soirée. «Jamais.» Point barre. Ses aspirations sont grandes et elle n’a pas l’intention de se résoudre à croire qu’elle est née pour un petit pain. Sans l’ombre d’un doute, Claudia obtiendra la miche au complet et parviendra même, j’en suis sûre, à se négocier un cruchon de vin pour l’accompagner!

Le lendemain, je reçois un mémo vocal. C’est mon amie, inquiète d’avoir été barbante la veille. Barbante? Notre échange m’a plutôt paru sincère et plus stimulant que bon nombre d’entretiens convenus. Une nouvelle fois, j’ai la preuve qu’avec Claudia, rien n’est laissé au hasard. Ça me confirme mon hypothèse, élaborée lors de son passage à Big Brother: celle qui tient les ficelles, c’est elle. C’est d’ailleurs pourquoi j’ignore encore la nature de ce qu’elle garde dans son double fond, mais chose certaine, et j’en suis persuadée, tout ce qui brille en elle n’a pas fini de nous éblouir.

Garrett Naccarato

SES ACTUS

Claudia est en spectacle au Québec et en Ontario cet automne, et en développement de carrière aux États-Unis. Elle a présenté des nouvelles versions de deux de ses chansons et d’une reprise dans un Apple Music Home Session et elle compose actuellement de nouvelles pièces. bonsound.com

ELLE QUÉBEC - OCTOBRE 2022

ELLE QUÉBEC - OCTOBRE 2022Garrett Naccarato

Photographie Garrett Naccarato. Direction de création Olivia Leblanc. Stylisme Olivia Leblanc et Laurence Morisset. Graphiste sénior Samantha Puth. Coiffure Nicolas Blanchet (FOLIO, avec des produits Oribe). Maquillage et manucure Maïna Militza (FOLIO, avec des produits Milk Makeup). Production Pénélope Lemay. Assistante à la production Sandrine Cormier. Assistants à la photographie Jean-Christophe Jacques et Renaud Lafrenière. Assistante au stylisme Max McRitchie.