Il était 19 H 50, un jeudi soir de la fin de septembre. Il faisait déjà nuit. On s’était donné rendez-vous dans un restaurant qu’Evelyne Brochu voulait découvrir, une belle table japonisante de l’avenue Laurier. Mais il y avait un hic. Étant, comme beaucoup d’autrices, un peu dans la lune, j’avais oublié de m’occuper, comme j’en avais convenu avec son agent, de nos réservations. Et ça, à l’ère des passeports vaccinaux et des restaurants à capacité réduite, ça ne se fait pas. Pendant que je l’attendais devant la forteresse impénétrable qu’était devenu le resto choisi, je me répétais en boucle: «T’es vraiment pas sortable! Oublier de réserver le resto pour l’entrevue de la couverture d’ELLE Québec, franchement, ce n’est pas top.» Autant dire que j’étais un peu stressée.

D’autant plus que quelques jours avant, je venais de visionner trois épisodes de Paris Police 1900, série française dans laquelle Evelyne interprète le rôle de Marguerite Steinheil, figure historique, courtisane de son état, dans les bras de laquelle le président, Félix Faure, son amant, est mort, terrassé par une crise cardiaque en pleins ébats amoureux.

Devant le resto, je faisais les cent pas en écoutant, une fois de plus, Maintenant ou jamais, extrait d’Objets perdus, son excellent premier opus, paru il y a déjà deux ans. «Marche avec moi, j’ai tant de choses à te dire…» chantait Evelyne dans mes oreilles. «Espérons-le», pensais-je intérieurement. Ne l’ayant jamais rencontrée, je me demandais à quelle personnalité j’aurais affaire: à une femme volontaire, impétueuse et implacable, comme son personnage dans Paris Police 1900, qui relèverait sans embarras l’outrecuidance de mon manque de prévenance logistique, ou la chanteuse éthérée qui me pardonnerait un petit oubli? Cellulaire à la main, j’avais déniché une place dans un restaurant beaucoup moins branché, à trois coins de rue de là. Ça ne me rassurait pas.

ROYAL GILBERT

20 h 05. Evelyne est apparue au coin de la rue. Elle portait une veste ample, un jean, des baskets, les cheveux défaits d’une maman de trois jeunes enfants – dont des jumeaux de quelques mois. Elle avait l’air chaleureuse, rigolarde même. Je pouvais respirer. Marguerite Steinheil n’allait pas souper avec nous ce soir.

En chemin vers notre plan B, nous nous sommes arrêtées un instant devant une œuvre d’art éphémère, une espèce de jungle de poche plantée au deuxième étage d’un chantier abandonné, tout illuminé par des néons. Alors qu’elle prenait cette installation de Nancy Guilmette en photo, un grand sourire aux lèvres, en lançant un «C’est tellement beau», elle m’a donné l’impression d’une femme qui aime vivre dans l’instant présent, qui ne laisse pas facilement les petites déceptions de la vie gâcher son bonheur. Quelques minutes plus tard, nous étions à notre table. Evelyne Brochu et moi avons passé trois belles heures à refaire le monde, en partageant des sushis arrosés d’une bouteille de saké qui, malgré les 12 % d’alcool annoncés par le serveur, allait nous faire l’effet d’une bouteille à 21 %.

D’emblée, c’était clair, cette soirée lui donnait l’occasion de s’échapper, avec un certain plaisir, du cocon dans lequel elle vit depuis le début de la pandémie. En effet, depuis un an, elle n’a connu qu’une superposition ouatée de circonstances: double hibernation, résultant d’un congé de maternité en plein confinement. «J’ai passé ces derniers mois dans une sorte de bulle primitive, me confie-t-elle, une bulle constituée de rituels et de moments magiques.» Puis, plus soucieuse, elle rajoute: «Pourtant le gloom and doom ambiant était perceptible.»

Il est vrai que les bruits qui lui parvenaient du monde extérieur, pendant qu’elle découvrait la vie avec ses jumeaux, n’avaient rien de rassurant. Un peu frondeuse, je lui demande – c’est une question que je pose souvent aux personnes de mon entourage, qui ont fait preuve d’assez d’optimisme pour se reproduire dans un monde de plus en plus brutal: «N’est-ce pas un peu irresponsable de faire des bébés quand la planète brûle?» J’appuie la note en évoquant la trame de mon premier roman, une dystopie dans laquelle le monde ne vit plus qu’à moitié, pris au piège par les erreurs du passé, paralysé par la peur de l’autre. Elle réfléchit un instant, avant de me répondre: «Les pessimistes diront que nous sommes en train de danser sur le pont du Titanic. Pourtant, je pense que la solution n’est pas d’arrêter de danser, mais d’arrêter de foncer vers l’iceberg. Je suis convaincue que le virage que nous devons faire doit cohabiter avec la joie.»

Evelyne est donc une optimiste. Tant mieux! Le monde a davantage besoin d’artistes optimistes comme elle que d’autrices cyniques comme moi. Surtout, lorsqu’à l’instar d’Evelyne, ces optimistes portent un regard lucide sur l’état du monde. «C’est vrai qu’on n’a pas su prendre soin de la maison dans laquelle on vit, reconnaît-elle. On nie les signaux. On fait comme s’il n’y avait pas de fumée, alors que la maison est en feu. En plus, au lieu de devenir plus courtois, plus solidaires, comme nous l’avons été du temps de la crise du verglas, il y a eu comme un effet de désolidarisation dans la société

Je lui confie que je redoute fort la peur de l’autre qui s’installe partout. «Aujourd’hui, l’altérité nous effraie, dit-elle. Il faut désamorcer cette peur. On a tous besoin des autres, des inconnus, des gens dans l’autobus, des visages qui ne sont pas comme les nôtres. Ce que je retiens des derniers mois, c’est qu’on doit s’organiser pour que la vie vive, dans tout ce qu’elle a de foisonnant.»

«Je suis prénostalgique. C’est-à-dire que je suis consciente du fait que je suis en train de vivre des moments extraordinaires, qui sont d’autant plus beaux qu’ils vont se transformer en souvenirs.»

Dans Paris Police 1900, dont elle entamera le tournage de la troisième saison bientôt, Evelyne incarne une femme qui tente de trouver sa place dans une France qui est sur le fil du rasoir, oscillant entre modernité et tradition, entre ouverture et haine. Il y a des échos de ce monde-là dans notre monde à nous. «Je ne pensais pas voir de mon vivant un retour aux idées fascisantes. Certaines personnes utilisent la haine à des fins de marketing. Le côté grisant d’être contre les autres, d’avoir trouvé son ennemi, c’est devenu un spectacle. Pourtant, le vrai ennemi, aujourd’hui, c’est le système.»

Evelyne serait-elle une actrice engagée? Après tout, les artistes les plus en vue sont souvent ceux qui écrivent des manifestes, qui portent des messages politiques ou sociaux. «Il y a sans doute un moment où il faut livrer son J’accuse… [NDLR: lettre ouverte rédigée par Émile Zola en 1898]. Je l’ai écrit; il est dans mes tiroirs, sous forme de nouvelle.» Elle n’en dira pas plus sur le sujet. Le temps n’est pas encore venu de rajouter officiellement cette troisième corde à son arc professionnel.

Ses convictions, on les sent surtout dans le choix de ses rôles. Elle interprète souvent des femmes qui vont au-delà d’elles-mêmes, qui tentent de contredire ce que les autres pensent d’elles. «D’un point de vue féministe, je veux faire mieux qu’être un objet de désir. Je veux incarner des personnages paradoxaux. Ce que j’aime, c’est la transposition.» Dans sa quête d’authenticité, tous les moyens sont bons. «Dans Paris Police 1900, je porte un corset. J’ai toujours dit non aux corsets. Mais là, le corset me permet de canaliser la colère de Marguerite, d’exprimer ce que pouvaient vivre les femmes qui étaient entièrement à la merci des hommes à cette époque-là. Tu vois, j’aime beaucoup le mot «sublimer». C’est un peu ça, mon métier: sublimer les émotions, la douleur physique ou mentale, et en faire quelque chose de concret, comme un film, une chanson…»

Evelyne croit beaucoup à l’importance et à la beauté de l’immédiat. Chez elle, la douceur du moment est un antidote à la dureté de notre société. «Je suis une conquérante, mais pas dans le sens habituel. Je suis contre les gagnants et les dominants. Je veux prouver qu’on peut avancer sans leur ressembler, sans être une bully. Je me suis taillé une place en douceur, sans prendre la place d’une autre. C’est pour ainsi dire une revanche symbolique.» Le fait qu’elle ait fondé une famille n’est pas étranger à ce sentiment d’avoir pris sa revanche sur tout ce qui pourrait lui amocher la vie.

Élever des enfants la pousse à vivre une émotion qui se perd dans le brouhaha de la modernité et à laquelle elle a donné un très joli nom: la prénostalgie. «Je suis prénostalgique. C’est-à-dire que je suis consciente du fait que je suis en train de vivre des moments extraordinaires, qui sont d’autant plus beaux qu’ils vont se transformer en souvenirs. Ce rapport à la magie de l’enfance nourrit mon optimisme.»

Moi-même, à l’écouter, j’ai commencé à me sentir prénostalgique. C’était peut-être le saké ou le bruit de la pluie qui s’était mise à battre sur l’auvent de la terrasse. Mais à l’entendre me raconter sa petite famille, ses amitiés, j’enviais son attachement aux êtres proches, aux enfants, à l’amoureux, qui fait qu’on les porte toujours en soi, un sentiment si rassurant qui, j’en ai peur, sera encore longtemps étranger à la femme trans, célibataire endurcie par un quotidien pas toujours facile, que je suis.

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«Plus jamais seule», lui dis-je, rêveuse. En m’entendant, Evelyne a eu le souffle coupé, comme si elle venait de réaliser quelque chose. «Ben oui, maudit que je suis chanceuse. C’est exactement ça, ce que je suis en train de vivre: plus jamais seule. Tu sais, je ne pensais pas que ça allait m’arriver. J’ai longtemps été en quête de famille. C’était ça, l’attrait pour mon métier: trouver ma troupe.»

Mais l’homme de sa vie a pris du temps à se manifester. «Je me rappelle qu’à 33 ans, l’âge du Christ, je me suis dit que ça ne se passerait peut-être jamais pour moi, la patente de la famille, de la tribu.» Sa tribu, elle l’a longtemps cherchée auprès de ses amis, de son cercle d’artistes. «Jeune, je recherchais cet effet de miroir qui peut être si puissant dans les relations entre gens qui se ressemblent.» Maintenant, Evelyne est ailleurs. Le père de ses enfants est ce qu’on appelle, dans le jargon des saltimbanques, un civil. Plus exactement, le civil d’Evelyne est médecin, urgentologue, professeur. Bref, c’est un homme du vrai monde. «C’est fou l’admiration que j’ai pour lui. C’est un prince parmi les hommes.» Quand j’avance la théorie qu’ils doivent bien se compléter, l’une artiste et l’autre pragmatique, elle me corrige. «Je n’aime pas trop ça comme notion. Dire que l’autre nous complète, c’est le voir par rapport à soi. Alors que l’amour, c’est entrer dans la vie par une autre porte que la sienne.»

Clan, famille, tribu sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche d’Evelyne. Il y a sa famille, sa tribu cinéma, son clan chanson. «Je vis encore mon trip de cégépienne. J’ai la chance d’être très bien entourée, d’habiter près de mes amies, à quelques rues de femmes que j’admire, comme Monia Chokri. L’amitié, la sororité d’âme, c’est un des plus beaux aspects de ma vie.»

«Dans Paris Police 1900, je porte un corset. J’ai toujours dit non aux corsets. Mais là, le corset me permet de canaliser la colère de Marguerite, d’exprimer ce que pouvaient vivre les femmes qui étaient entièrement à la merci des hommes [...]»

L’amitié, on le sait, ça donne du courage. Si Evelyne est aussi chanteuse, c’est beaucoup parce qu’elle s’est laissé porter par son amitié avec Félix Dyotte, le complice de ses aventures musicales. «Je pense que je suis plus actrice que chanteuse. Je suis entrée dans la chanson par la porte des actrices, comme Jeanne Moreau – sans me comparer, hein? Je suis une actrice qui chante, pas une chanteuse. Il faut avoir un respect pour les gens qui ont donné dix mille heures à leur métier, comme dirait Malcolm Gladwell. Le fait d’avoir un partenaire comme Félix, d’avoir accès à son expérience, à son génie, ça me porte.»

Evelyne se réjouit d’ailleurs de pouvoir partir en tournée avec ses amis musiciens. Il y a du lâcher-prise là-dedans. «Je suis tellement contente de pouvoir les retrouver. En musique, je ne suis pas au volant. Félix et les musiciens avec lesquels je travaille sont plus que des acolytes. Pour moi, la musique, c’est d’abord une histoire d’amitié, de confiance.» Comme tout ce qui est beau, d’ailleurs.

Le temps file. Dehors, la pluie s’intensifie. Il est 23 h passées. Evelyne doit rentrer à la maison. Demain, elle devra penser à ses tournages en France, préparer sa tournée québécoise avec son comparse, Félix, remplir son quota prénostalgique auprès de ses enfants… bref, entretenir le savant assemblage de ses tribus.

On a la tête qui tourne un peu. Vraiment, 12 % d’alcool, ce saké? On n’y croit pas. Dehors, il pleut. J’ai un parapluie. Elle, non. Je l’accompagne jusqu’au coin de sa rue. On se fait une «air-bise» des temps «covidés». On se dit qu’il faudrait qu’on garde contact. Et on se quitte. Je retourne sur mes pas, seule dans la rue. Sous mon parapluie, j’attends le taxi qui me mènera à mon appartement, vide, et je pense que ce serait chouette de pouvoir un jour me dire à mon tour: «Plus jamais seule».

Actualité

Evelyne Brochu sera en concert au Québec jusqu’en décembre.
La télésérie Paris Police 1900 est diffusée sur ICI Tou.tv.

Lisez notre entrevue avec Evelyne Brochu, dans le magazine ELLE Québec de novembre, offert en kiosque et en version numérique.

ELLE QUÉBEC - NOVEMBRE 2021

ELLE QUÉBEC - NOVEMBRE 2021ROYAL GILBERT

Photographie Royal Gilbert. Stylisme Nariman Janghorban. Direction de création Annie Horth. Maquillage Sabrina Rinaldi (The Project, avec les produits Byredo). Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Production Estelle Gervais. Coordination Laura Malisan. Assistants à la photographie Aljosa Alijagic, Pascal Fréchette et Renaud Lafrenière. Assistante au stylisme Vanessa Antonacci. Assistante à la production Isabelle Allain.