Charlotte Cardin chante depuis qu’elle sait parler. Que ce soit sur la banquette arrière de la voiture, un micro en plastique fluo à la main, sur la balançoire en bois dans la cour ou en regardant le Top 5 Musique Plus le vendredi matin, elle chantait à tue-tête les chansons les plus populaires des Backstreet Boys, de la manière la moins enfantine qui soit. Ses paroles n’étaient peut-être pas justes, mais sa voix, elle, l’était. Toujours. Je le sais, parce que j’étais là.

Malgré notre différence d’âge – cinq ans –, ma sœur Charlotte et moi avons toujours été inséparables, en mode «on partage tout». J’étais préadolescente et obsédée par Britney, ses jeans taille basse et ses lulus à pompons, lorsque nos parents m’ont offert l’album Baby One More Time pour mon anniversaire. Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’ils offraient simultanément un rêve à ma sœur de quatre ans. Un rêve qu’elle est maintenant en train de vivre pleinement.

Charlotte avait neuf ans quand notre mère l’a inscrite à ses premiers cours de chant. Je me souviens d’avoir été stupéfaite par ses capacités vocales peu de temps après. Nous étions assises côte à côte dans une vieille causeuse que nous avions avancée un peu trop près de la télévision, et nous regardions le concert organisé par MTV au profit des victimes du tsunami de 2004. Kelly Clarkson, avec sa tignasse blond platine, son attitude punk et son look de rockeuse (sublimé de gants coupés en fishnet), interprétait Since U Been Gone – atteignant les notes très hautes de la chanson grâce à sa voix puissante. À ma grande surprise et avec la même aisance naturelle et un vibrato flottant, ma sœur a nonchalamment fait écho à la maîtrise vocale de l’idole américaine. Et aujourd’hui, 18 ans plus tard, Charlotte, avec son registre profond, sa Fender Mustang et son cool sans effort – qui rappelle la défunte Amy Winehouse (sans les démons qui la tourmentaient) – émerge du vaste bassin des auteurs-compositeurs-interprètes avec quelque 272 millions d’écoutes Spotify combinées dans le monde… Et je compte probablement pour la moitié d’entre elles.

Leeor Wild

Au printemps 2021, la sortie de Phoenix – son premier album pop très personnel, inspiré par des histoires d’amour, des hommes brisés, des cœurs amochés et écrit autour du désir d’être libérée et de renaître de ses propres cendres émotionnelles – a fait de Charlotte la première artiste féminine à passer plusieurs semaines au sommet du palmarès Billboard canadien… depuis Céline Dion en 2016. Plus récemment, elle a triomphé à la soirée des prix JUNO 2022 avec six nominations (The Weeknd et Justin Bieber en ont récolté cinq chacun) et quatre grandes victoires – elle a été nommée artiste de l’année; son opus Phoenix a reçu les JUNO de l’album pop de l’année et de l’album de l’année, et la pièce Meaningless celui de la chanson de l’année.

«C’est complètement fou», me dit-elle, margarita à la main, lorsque nous trinquons à sa réussite dans un afterparty des JUNO avec, en toile de fond, l’horizon de Toronto. Elle porte le pantalon cerise de Kiko Kostadinov, le t-shirt Acne Studios surdimensionné et les escarpins Ancuta Sarca qu’elle avait sur scène quelques heures auparavant pour chanter et pour aller chercher le JUNO de l’album de l’année. «Je capote. Je suis tellement fière d’être reconnue parmi des artistes que j’admire et qui sont dans l’industrie depuis plus longtemps que moi, surtout pour un album qui est juste… tout à fait moi – auquel je crois à 100 % et pour lequel aucun compromis n’a été fait», dit-elle, rougissant d’excitation et d’un peu de courage liquide.

Les 13 hymnes de Phoenix sont tous thérapeutiques à leur manière. Ils ont été écrits avec l’artiste montréalais Lubalin (la star de TikTok qui remixe de façon hilarante des drames d’Internet), le producteur et multi-instrumentiste Mathieu Sénéchal – souvent sur scène aux côtés de Charlotte – et son gérant et meilleur ami, Jason Brando. Cette expérience d’équipe créative a renforcé Charlotte, l’a fait évoluer. «J’ai pu accéder aux parties les plus vraies et les plus vulnérables de moi-même, confie-t-elle. Ça m’a donné la confiance nécessaire pour être exactement celle que je veux être, sans tenir compte du désir des gens, de ce qu’ils projettent sur moi.» Autrefois plus réservée, Charlotte a appris à être vraiment authentique, à ne pas craindre le jugement des autres et à dire ce qu’elle pense avec assurance – que ce soit dans une chanson ou une conversation. Souvent qualifiée de «douce» et de «fragile», elle ne laisse plus cette étiquette de bonne fille la définir. «Je peux certainement être douce et fragile de temps à autre, mais je suis tellement plus que ça.»

Charlotte n’avait que 18 ans lorsqu’elle a participé à La Voix. Elle était prise dans le tourbillon éreintant de la téléréalité quand elle a atterri parmi les quatre finalistes de ce populaire concours télévisé. «Je pense que la première impression que le public a eue de moi a duré bien au-delà de ce moment, mais j’étais jeune et je ne savais pas encore qui j’étais en tant qu’artiste.»

Aujourd’hui, de plus en plus de gens voient Charlotte pour ce qu’elle est – l’humaine, la musicienne – notamment parce qu’elle partage, grâce à sa musique, des choses qu’elle ne dirait pas autre- ment, s’étonnant parfois elle-même du caractère ultrapersonnel de ses textes. «Phoenix a été un tremplin; il m’a permis d’avoir le courage de mes convictions. J’ai appris à révéler les parties les plus vraies de moi-même et à être à l’aise avec ça, ce qui fait vraiment du bien.»

En tant qu’ancienne (très jeune) mannequin qui n’avait pas souvent son mot à dire sur ce qu’on lui demandait de porter, Charlotte ne s’est jamais sentie à sa place dans le milieu de la mode ou assez bien physiquement pour cette industrie. Grâce à la musique, elle a pu reprendre le contrôle de son image corporelle. «J’ai toujours été bien dans ma peau, mais, comme tout le monde, j’ai des insécurités. La musique est le moyen le plus sain que j’ai trouvé pour lâcher prise, pour noyer cette voix anxiogène en moi et rester ancrée dans la vérité. Chaque fois que je commence à trop réfléchir à ce que je devrais porter ou à l’image que je projette, je retourne à ma musique et je me concentre sur les histoires que je veux raconter.»

Leeor Wild

La scène lui a également servi à renforcer sa confiance en elle. Que ce soit lorsqu’elle interprétait Seven Nation Army, du duo The White Stripes, lors d’un spectacle de fin d’année à l’école, vêtue d’un imprimé camo et maquillée de teintes que David Bowie aurait approuvées, ou, plus récemment, au cours d’un numéro pop-rock sulfureux où elle a chanté Daddy, vêtue d’un t-shirt XL Miles Davis qu’elle avait volé à notre père et d’un jean baggy, il a toujours été évident que c’est sur scène qu’elle est le plus elle-même. «Quand je suis sur scène, c’est le moment où je porte ma musique à son apogée et où je connecte enfin avec mon public. J’écris une chanson et je la mets dans l’univers pour que les gens l’écoutent et s’y attachent à leur manière, mais le moment où je monte sur le stage est celui où je vis la chanson et son ressenti en symbiose avec le public. C’est magique.»

Pour la partie européenne de sa tournée Phoenix, Charlotte a pu investir la scène du Trianon à Paris – une salle de concert baroque – devant une foule intime de 1000 personnes. «Ç’a été le meilleur spectacle de ma vie. Nous n’avions pas joué à Paris depuis trois ans et nous n’avions aucune idée de l’accueil qui nous serait réservé. Regarder les chiffres, c’est quelque chose, mais voir les visages des gens s’illuminer lorsqu’ils vibrent au son de ta musique… c’est incroyable. Nous sommes montés sur scène, et la connexion a été immédiate. Les spectateurs connaissaient toutes les paroles de mes chansons et ont chanté avec moi durant tout le show.»

Même si elle a trouvé son identité en tant qu’artiste, Charlotte a encore du mal lorsqu’on lui demande de la mettre en mots. «C’est une question qu’on me pose tout le temps, mais je n’ai pas la réponse. Je suis influencée par tellement de genres différents, je veux explorer différents styles et bien que j’aie acquis plus de confiance ces dernières années, j’apprends chaque jour de nouvelles choses sur mon métier. Chacune des chansons que j’écris révèle des parties de moi à moi-même et au public, et j’ai l’impression de toujours me redéfinir dans ce sens, parce qu’en tant qu’êtres humains, nous évoluons constamment, mais en tant qu’artistes, on a la responsabilité supplémentaire de ne rien tenir pour acquis, de continuer à nous remettre en question et à nous réinventer. C’est ça qui me permet, je pense, d’écrire de la bonne musique.»

«La musique est le moyen le plus sain que j’ai trouvé pour lâcher prise, pour noyer cette voix anxiogène en moi et rester ancrée dans la vérité.»

Le deuxième opus de Charlotte est en cours de réalisation et sortira en 2023. Il a un caractère plus indie et regorgera de collaborations intéressantes. «Dernièrement, j’ai écouté beaucoup de rock et de country, et on le percevra certainement dans l’album, mais c’est de la pop, “une pop gauchiste”, si on peut l’appeler ainsi, mais c’est toujours vraiment moi.» Le quatuor créatif de Phoenix a déjà dressé une liste solide de titres qui poursuivent le parcours de réflexion et d’introspection entamé pour ce premier long jeu.

Charlotte sait maintenant ce qu’elle veut, mais surtout elle sait comment l’obtenir. Après avoir officiellement conquis le Canada, elle est déterminée à prendre l’Europe et les États-Unis d’assaut, ce qui l’amènera à déménager à Londres cet automne. «C’est un acte de foi, parce que je n’ai pas beaucoup de contacts au Royaume-Uni, mais chaque fois que je suis à Londres, j’ai l’impression que c’est un endroit naturel pour moi et pour ma musique. La scène musicale britannique m’a toujours inspirée, et il y a beaucoup d’artistes et de producteurs avec lesquels j’ai l’intention de travailler là-bas. Je me sens bien d’aller là où la musique me parle le plus.»

Bien en voie de devenir une superstar de la musique, Charlotte devra s’habituer à avoir les mains pleines d’objets en or – et je ne parle pas ici de bagues, mais bien de trophées. Avec un seul album, elle a atteint un statut enviable au Canada, mais son voyage ne fait que commencer. Et peu importe où elle se trouve dans le monde et où sa carrière la mène, je suis toujours – et je serai toujours – sa plus grande fan.

ELLE QUÉBEC - ÉTÉ 2022

ELLE QUÉBEC - ÉTÉ 2022Leeor Wild

Photographie Leeor Wild. Direction de création et stylisme Annie Horth. Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Maquillage Leslie-Ann Thomson (The Project, avec les produits La Mer/Westman Atelier). Scénographie Studio TB. Production Estelle Gervais. Coordonnatrice de plateau Laura Malisan. Assistants à la photographie Xavier Hudon-MacDonald et Emily V. Gilbert. Assistants au stylisme Laurence Labrie, Isabelle Allain et Amer Macarambon.