«J’ai commencé à jouer très jeune. J’ai tout de suite senti qu’une partie de mon image m’appartenait et que l’autre appartenait au public. Vieillir dans le regard des autres peut être très difficile», raconte Bianca Gervais pendant que sa fille Bowie gazouille près d’elle. Pour l’animatrice et comédienne de 34 ans, c’est une réalité banale: plus une femme prend de l’âge, moins elle risque d’avoir des occasions d’apparaître au petit ou au grand écran. «Je me prépare déjà à ce que le téléphone sonne moins en choisissant de me diriger vers la réalisation», dit-elle.

La comédienne Geneviève Brouillette, qui vient de passer le cap de la cinquantaine, confirme cette impression. «Quand j’avais 25 ans, je passais 22 auditions par année. Maintenant, c’est une par deux ans. C’est dommage, parce que je suis beaucoup plus intéressante comme actrice aujourd’hui! Je suis très heureuse d’avoir un si beau rôle dans District 31.» À 69 ans, la comédienne, chanteuse et autrice Louise Portal, qu’on a pu voir dans le film tant acclamé Il pleuvait des oiseaux, l’a aussi remarqué. «Après 40 ans, j’ai eu beaucoup moins d’offres. Une chance que j’adore écrire. C’est étrange qu’on présente moins les gens, les femmes surtout, d’un certain âge. Un peu comme si l’humain disparaissait à l’écran au fil des années.»

Cas isolés? Pas selon Sophie Prégent, comédienne, animatrice et présidente de l’Union des artistes. «Jusqu’au milieu de la vingtaine, les femmes ont plus de travail. À partir de 24 ans, la courbe s’inverse en faveur des hommes. Entre 30 et 55 ans, les femmes sont habituellement payées autant que leurs collègues masculins, mais elles travaillent moins. Après 55 ans, tout le monde est considéré comme vieux!»

Sois belle et tais-toi!

Pourquoi un homme a-t-il moins à s’inquiéter de voir ses contrats diminuer avec le temps? «On les compare souvent au bon vin, qui se bonifie avec l’âge. Les femmes n’ont pas droit aux mêmes compliments…», lance la comédienne, chanteuse et animatrice France Castel, 75 ans. «En vieillissant, ils ont même de plus belles occasions!» ajoute Geneviève Brouillette.

«Culturellement, c’est très acceptable pour un homme de montrer des signes de vieillissement. C’est même lié à des images de pouvoir, de sagesse et de réussite. Les femmes ont toujours subi plus de pression par rapport à leur apparence, particulièrement en fonction de leur âge, explique Guillaume Sirois, professeur adjoint au Département de sociologie à l’Université de Montréal, qui s’intéresse surtout aux milieux artistiques et culturels. «L’écran est un reflet de la société. Mais ce reflet est fantasmé, il montre un monde idéalisé. On y voit souvent des femmes sans défaut évoluant dans des moments marquants de leur vie, bien loin de la banalité du quotidien.»

Qu’est-ce qui explique cette réalité? «À la base, je pense qu’il y a un problème de représentativité des femmes à l’écran», affirme Guillaume Sirois. Le test de Bechdel, extrait de la bande dessinée L’essentiel des gouines à suivre, d’Alison Bechdel, permet d’ailleurs d’évaluer la sous-représentation des femmes à l’écran. Il repose sur trois critères: l’œuvre de fiction doit présenter au moins deux personnages féminins (portant un nom!), ces femmes doivent parler ensemble, et elles doivent aborder un sujet qui n’a rien à voir avec un homme. En s’attardant sur 4000 films créés entre 1995 et 2015, le site web bechdeltest.com rapporte que 40 % d’entre eux ne passaient pas le test. Selon le média américain Polygraph, 46 % des films écrits par des hommes ont échoué, contre 6 % lorsque seulement des femmes ont pris la plume. «Plus les femmes occuperont des positions de pouvoir, plus elles seront un moteur de changement», croit Geneviève Brouillette.

«L’absence de parité parmi les auteurs, les réalisateurs et les scénaristes a effectivement ses conséquences. Les femmes ont longtemps été, et sont encore souvent, objectivées. Ça explique pourquoi elles ont moins de chances d’apparaître à l’écran en vieillissant. Vous avez déjà entendu parler du male gaze?» demande le sociologue Guillaume Sirois. La critique de cinéma britannique Laura Mulvey a nommé pour la première fois le phénomène dans son célèbre essai, Plaisir visuel et cinéma narratif, publié dans la revue Screen en 1975, qui veut que la culture visuelle impose le point de vue d’un homme hétérosexuel.

Bianca Gervais l’a remarqué après quelques années de carrière. «Entre l’enfance et l’âge adulte, ma carrière a connu un passage à vide. J’ai eu le réflexe de me maquiller beaucoup et de m’habiller sexy pour avoir l’air plus vieille. Ça m’a vraiment nui. J’ai dû travailler fort pour me faire offrir autre chose que le rôle de la fille sexy!» Le chemin pour une femme dans l’œil du public est très étroit et se dessine tôt. «Je sens qu’on fait face à trois stéréotypes forts: la jeune vierge, la séductrice et la mère. À part cela, il n’y a pas grand-chose», renchérit-elle.

Vers une date de péremption?

«Après un certain âge, j’ai l’impression qu’on montre moins certains pans de la vie des personnages féminins», fait remarquer Louise Portal. «On dirait que la femme n’a plus de vagin. Amy Schumer le décrit tellement bien dans le sketch Last Fuckable Day», lâche Geneviève Brouillette en riant. Aux côtés de Tina Fey, de Patricia Arquette et de Julia Louis-Dreyfus, l’humoriste américaine souligne l’espèce de date de péremption sexuelle à laquelle les femmes doivent faire face, contrairement aux hommes.

Isabel Richer, qui, à 53 ans, défend un rôle principal dans La faille, l’a constaté d’une manière un peu brusque vers ses 45 ans. «On me proposait un rôle dans une série dont je tairai le nom: dans un bar, deux gars dans la mi-trentaine voulaient se “payer une cougar”. L’un d’eux pariait qu’il aurait le courage de me ramener à la maison. Si un homme couchait avec une femme de 10 ans sa cadette, personne ne lèverait un sourcil. Je me suis dit: “Ouch!”»

Un coup que certaines veulent éviter à tout prix, en tentant par tous les moyens de ralentir les secondes qui passent. «Vieillir est un privilège! Par contre, ça peut être très difficile de le faire devant la caméra, dit France Castel. On se voit sous tous les angles. Personnellement, je ne veux pas recourir à la chirurgie esthétique. Je veux voir comment je vais prendre de l’âge! Je comprends toutefois les personnes qui en ressentent le besoin.» Denise Filiatrault, qui porte encore plusieurs chapeaux à 88 ans, s’exclame: «Elles font bien d’y avoir recours si elles en ont envie!»

«Ma coquetterie entre en ligne de compte, confie Geneviève Brouillette. Je verrai jusqu’où je peux supporter de me voir prendre de l’âge à l’écran. J’espère ne pas avoir recours à des interventions parce que ça ne rendrait pas nécessairement service à mes personnages.» En effet, la frontière est mince entre une intervention réussie et un désastre remarqué de tous. «On nous demande d’être belle, mais que ça ne paraisse pas que nous avons eu recours à des soins esthétiques, ajoute la comédienne. Si ça se remarque trop, on ne nous engage plus. Si les femmes n’ont pas une génétique fantastique qui fait qu’elles vieillissent bien, ça les met dans une très mauvaise situation!»

Pareil qu’ailleurs?

La pression qui s’exerce sur les artistes pour qu’ils restent jeunes à l’écran existe partout dans le monde. La situation est-elle différente dans le petit milieu culturel québécois? Denise Filiatrault marque une pause. «J’avoue que je ne me suis jamais arrêtée à l’âge de mes collaborateurs. L’important, c’est le talent! Je pense que la pression sur l’apparence est pire à Hollywood.» Vraiment? «Je n’osais pas le dire! répond Guillaume Sirois en riant. Au Québec, on évolue dans un microstar-système. On peut croiser dans la rue des vedettes locales hyperpopulaires. Je me demande si, étant donné cette proximité, on ne serait pas moins sévères envers elles. Les stars d’ici font presque partie de la famille!»

Isabel Richer abonde dans ce sens. «Les gens sont tellement gentils! Je me fais quasiment pincer la joue par les gens à l’épicerie, comme si j’étais leur petite nièce.» Une familiarité qui, toutefois, peut parfois ouvrir les mauvaises portes. Le sociologue ajoute: «C’est vrai qu’on se sent souvent plus à l’aise de dire à nos proches ce qu’on pense! C’est même un peu désespérant. Les médias sociaux, par exemple, ont libéré une parole misogyne assez forte. Les femmes qui décident de s’illustrer dans la sphère publique n’ont pas le choix de se frotter à ces commentaires.»

Ce qui cause parfois certains débordements, dont Mélissa Bédard a malheureusement été victime en 2012 alors qu’elle était candidate à Star Académie. «Je me rappellerai toujours du jour où Richard Courchesne m’a donné plein de surnoms sur les ondes de NRJ 94,5! “Big Mama”, “Chewbacca”…» La chanteuse et comédienne de 29 ans n’est malheureusement pas la seule à être la cible de propos désobligeants. «Je reçois régulièrement des messages concernant mon physique sur les réseaux sociaux, raconte Bianca Gervais. Une internaute m’a déjà écrit que j’avais l’air ravagé par la cocaïne!»

Place à l’espoir

«Je vois la lumière! Après le mouvement #MeToo en 2017, il y a eu une prise de conscience importante. Les gens se rendent compte que les femmes ont beaucoup plus à offrir que leur physique», précise Guillaume Sirois. France Castel ajoute: «Je vois une belle amélioration depuis mes débuts. Je suis née à une époque où le respect était beaucoup moins présent. Je pense d’ailleurs que le mouvement pour la diversité corporelle va beaucoup aider par rapport à la prise d’âge. Plus on voit de corps différents, plus on est ouverts!»

Mélissa Bédard, qui brille dans la série M’entends-tu? partage cet avis. «Je considère que me mettre à l’écran est un risque pour les diffuseurs. Mais c’est tellement beau de penser que les personnes de ma grandeur ou de ma stature vont peut-être passer plus d’auditions.» Cette ouverture prend d’ailleurs une autre dimension quand on y ajoute la notion de fluidité des genres. «Ce sera très intéressant de lire ce reportage dans une vingtaine d’années, parce que la question des genres est de moins en moins basée sur une dichotomie homme-femme», commente Guillaume Sirois. L’écran montrera-t-il davantage de personnalités qui s’éloignent des stéréotypes de genre et, conséquemment, des femmes âgées qui sortent un peu plus des cadres?

«J’aimerais qu’on ose davantage montrer des choses plus inattendues à l’écran. C’est normal que des actrices de 25 à 40 ans soient plus sollicitées que celles de 60 ans. Ce sont des périodes de vie actives! L’idée n’est pas de renverser la vapeur. On demande plutôt une sensibilité, une prise de conscience des auteurs, des producteurs et des diffuseurs. C’est important que la société qui vieillit soit représentée à l’écran. Il faut que les acteurs plus vieux, hommes comme femmes, aient de bons rôles à défendre», conclut Sophie Prégent. Amen! Et c’est ce qu’on souhaite toutes!

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