La lumière rosée de fin de journée tapisse les édifices de l’arrondissement hétéroclite de Schöneberg. Assise en tailleur, en plein centre du parvis principal du quartier, Emma, dans la vingtaine, nous fait part avec verve et candeur de son histoire. «Ce qui s’est passé à Berlin au printemps 2020 était vraiment terrifiant. Ne plus pouvoir exercer mon métier m’a fait vivre le pire. Un métier que j’ai choisi, en passant, et que j’aime. C’est une vraie vocation!»

Escorte depuis sept ans, elle a quitté les États-Unis en janvier 2020 pour fuir un modèle juridique axé sur la criminalisation de la prostitution. «Aux États-Unis, je vivais dans une peur constante. Chaque heure de chaque jour, je craignais de me faire arrêter pour ce que je suis et pour le métier que je fais. C’est pour ça que je suis venue ici [à Berlin], pour avoir enfin le droit de faire mon travail.»

L’Allemagne a une approche réglementariste de la prostitution, ce qui veut dire que, depuis 2002, la pratique est légale et régulée. Les travailleuses du sexe sont considérées comme des professionnelles et doivent s’inscrire auprès du gouvernement pour obtenir un statut officiel qui leur permet de travailler sans contrainte. Contrairement à ce qui se passe au Canada, les bordels et les salons de massage sont autorisés et réglementés en Allemagne.

Emma ne s’en cache pas, malgré les aléas de sa profession, elle ne changerait de métier pour rien au monde. «Je suis devenue une travailleuse du sexe parce que j’avais besoin de financer mon activisme et mon art. C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles j’adore ce métier: il me fait me sentir utile [dans la société]. Je sais que c’est difficile à comprendre pour certaines personnes, mais, pour moi, ce que je fais, c’est tellement plus qu’un job.»

Unies par la cause

Selon l’organisme allemand de défense des droits des prostitués Hydra, il y aurait entre 200 000 et 400 000 travailleuses du sexe en Allemagne, bien que seulement 33 000 soient enregistrées. Une différence de chiffres qui s’explique par un processus administratif jugé complexe et restrictif. Malgré les zones d’ombre, elles sont des centaines à rejeter l’étiquette misérabiliste qu’on leur a trop souvent accolée.

«Tout le monde pense que la majorité des travailleuses du sexe pratiquent leur activité dans la rue, sans être enregistrées et qu’elles y sont exploitées. Il y en a, c’est certain, et on doit en tenir compte, mais il y en a aussi qui ont choisi ce métier parce qu’il leur permet de s’épanouir et d’être libres», mentionne Gia Jones, l’une de celles qui ont décidé de prendre la parole.

Cette jeune Anglaise trentenaire, qui habite Berlin depuis deux ans, s’investit dans différentes associations pour que cesse la stigmatisation dont sont trop souvent victimes ses pairs.

«Je me bats pour faire entendre nos voix, pour montrer qu’on est fières d’exercer notre métier, qu’on n’a pas à en avoir honte. Je ne vois pas pourquoi je resterais silencieuse.»

Avec d’autres femmes, elle a participé à l’organisation de plusieurs marches et manifestations en septembre dernier à Berlin. «Lasst niemanden zurück» (Ne laissons personne de côté), a-t-on pu lire sur les nombreuses affiches montrées fièrement par les manifestantes. C’est que la pandémie a frappé fort chez les travailleuses du sexe. Il y a eu la peur et la perte de sécurité, la discrimination dont elles font l’objet. Mais il y a aussi eu la solidarité. Comme si la crainte de ne plus pouvoir faire leur métier leur avait donné le courage de parler fort pour qu’enfin on les entende.

Pour Emma, ç’a été l’occasion d’unir les voix de toutes les travailleuses, peu importe leurs allégeances et leur vision du métier. «Même si l’État nous a laissé tomber depuis le début de la pandémie, nous, on ne s’est pas laissé tomber. On a toujours été là les unes pour les autres. Maintenant, j’ai l’impression que chaque fois qu’il se passe quelque chose, on peut entendre notre communauté, aussi diversifiée soit-elle, se lever et crier en même temps», s’exclame la jeune femme aux cheveux colorés et à la posture franche.

Ruby, elle aussi, est militante. Au troisième étage d’un immeuble résidentiel du centre-ville de Berlin, la quarantenaire nous ouvre la porte du studio de domination privé, où elle travaille en compagnie d’une dizaine d’autres femmes. Le lieu est silencieux et immaculé.

Elle s’assoit dans un fauteuil antique capitonné, et son regard s’illumine lorsqu’elle parle de son métier. «J’avais hâte de recommencer à travailler. J’aime mon travail, j’aime le contact avec mes clients et mes invités. Ça me manquait énormément.»

«Je dois accepter des clients que je n’acceptais pas avant. Le monsieur qui souhaite prendre un risque actuellement, pensez-vous que c’est celui qui est le plus respectueux envers moi, le plus high class? Non. – Emma, travailleuse du sexe»

De par son engagement, elle constate la force grandissante du mouvement depuis quelques mois, mais aussi à quel point c’est un privilège d’aimer son métier. Elle fait partie de celles qui ont la chance d’avoir une clientèle régulière, qu’elle qualifie d’aisée, et avec qui elle entretient de bonnes relations. Ce n’est malheureusement pas le cas de toutes ses consœurs. «Je vois à quel point certaines filles ne sont pas dans une situation où elles peuvent demander un montant suffisant pour leurs services. Ce sont elles qui souffrent des pires conditions et qui sont les plus vulnérables», ajoute Ruby, en faisant référence à la conjoncture, qui touche particulièrement les femmes qui travaillent dans la rue. «C’est pour elles qu’on doit parler plus fort. On a besoin de plus de pouvoir et de prendre notre destin en main.»

Emma fait également partie de celles dont les honoraires attirent normalement des hommes qu’elle considère comme respectueux et aimables. La pandémie est toutefois venue brouiller les cartes. «Je me fais payer 200 € de l’heure comme escorte. Avant, j’avais besoin de trois clients par semaine pour vivre. Maintenant, j’ai de la difficulté à en trouver un seul», confie-t-elle. Les clients sont en effet plus timides depuis le confinement, ce qui ne signifie pas que la demande a disparu. «Je dois accepter des clients que je n’acceptais pas avant, dit-elle. Le monsieur qui souhaite prendre un risque actuellement, pensez-vous que c’est celui qui est le plus respectueux envers moi, le plus high class? Non.»

Le spectre de l’avenir

Ces changements récents ont bouleversé le cadre sécuritaire dans lequel de nombreuses travailleuses du sexe pensaient œuvrer. Elles sont nombreuses à vouloir continuer à avancer la tête haute, mais d’autres ont récemment entamé une réflexion sur l’avenir de leur profession. Non pas parce que la passion n’y est plus, mais plutôt parce que l’insécurité a eu raison de leur volonté.

Ruby fait d’ailleurs partie de celles qui ont été contraintes de se trouver un autre emploi au printemps 2020, en attendant de pouvoir reprendre ses activités. Même si elle a pu recommencer à voir ses clients au début de l’été passé, elle conserve à contrecœur son poste d’assistante administrative. «J’ai peur de ce qui va arriver; donc, je ne sais pas… je garde cet emploi, même si je ne l’aime pas et qu’il m’ennuie à mourir. Je me sens plus exploitée en faisant ça qu’en étant travailleuse du sexe.» Pas question toutefois d’abandonner complètement le studio où elle passe encore plusieurs heures par semaine. «J’ai besoin de mon travail de dominatrice pour être heureuse.»

Emma ne compte pas, elle non plus, renoncer à son métier, mais son visage se raidit lorsqu’elle pense à l’avenir. Un mélange de détermination et d’inquiétude. «Comment les choses vont-elles se passer pour nous? Je ne sais pas. Nous, les prostituées, n’avons jamais vraiment droit à une fin heureuse. Le chemin est toujours difficile pour nous.»

Une chose est certaine, elles ne veulent plus être ignorées. Le reste de l’histoire doit s’écrire avec elles. «On a besoin que les politiciens se soucient davantage de nous et nous écoutent, pour vrai, dit Ruby. Ne parlez plus de nous sans nous, parlez plutôt avec nous.»

De son côté, Gia reconnaît que la bataille de la reconnaissance est loin d’être gagnée, mais la solidarité qu’elle observe dans le milieu lui donne la force de continuer: «La route sera longue, mais on est là pour se battre.»

«Je souhaite que les gens aient plus de respect pour nous, parce qu’on met notre corps et notre cœur en danger tous les jours, simplement pour pouvoir faire ce qu’on aime, pour continuer à exercer un métier qui nous comble et dans lequel on s’accomplit. On veut juste pouvoir faire notre f*** job!» conclut Emma avec aplomb.

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