Au beau milieu de sa cuisine, Kndeye n’a pas honte. «Je ne voudrais être nulle part ailleurs», lance, très sérieux, l’homme de 38 ans, en versant une mixture à base de farine de teff sur la plaque de cuisson brûlante de son four en terre cuite. Le père de famille sait dorer l’injera à la perfection. Un véritable tabou, car cette crêpe spongieuse et amère, noyau de chaque repas éthiopien, est strictement l’affaire des femmes. Les secrets de sa préparation se transmettent de mère en fille, tout comme ceux de l’intouchable rituel du café. «Ça suffit! Il faut les libérer du fardeau des tâches domestiques», plaide l’Éthiopien, qui ne voit dans cette pratique aucune menace pour sa masculinité.

Un mirage en Éthiopie? Pas du tout. Mais pour apercevoir la scène, il faut parcourir plus de 600 kilomètres depuis la capitale, traverser un chapelet de villages en évitant ânes, chèvres et carcasses de camions, puis emprunter à pied un chemin rocailleux perdu dans les champs de céréales de la région Amhara. Derrière un grand arbre se cache Awra Amba, une commune de 534 habitants. «Ici, ton sexe ne détermine pas ton rôle dans la société», lâche avec aplomb Birtukan, en vous regardant droit dans les yeux. Cette femme au pas décidé est responsable de l’accueil des visiteurs. Pas question pour elle de rester à la maison. Le discours a de quoi surprendre dans ce pays qui traîne parmi les pires élèves de l’indice d’inégalité de genre des Nations Unies, au 174e rang sur 188, loin derrière le Canada qui décroche la 10e place. Violences domestiques et sexuelles, mutilations génitales, mariages précoces… Ces pratiques handicapent l’avenir des Éthiopiennes. Dans cette communauté féministe, pourtant, rien de tout cela n’est permis.

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Kndeye prépare l’injera dans sa cuisine. Photographe: Sabrina Myre

DES DÉBUTS RISQUÉS

Tout a commencé il y a 70 ans, avec Zumra Nuru, un garçon de quatre ans qui rêvait d’un monde plus égalitaire. La légende raconte que cet enfant d’agriculteurs a verbalisé les principes fondateurs de sa future communauté en observant la répartition inégale des corvées entre ses parents. Le jeune précurseur a été traité de fou, renié, chassé et même emprisonné. Après avoir mendié et dormi dans les arbres pendant plusieurs années, il a enfin croisé en 1972 la route d’Éthiopiens qui comprenaient sa vision. C’est alors qu’est né Awra Amba, fondé sur l’égalité des femmes et des hommes, à la maison comme au travail. Et Zumra Nuru y vit toujours, entouré de gens qui partagent ses convictions.

C’est un village africain d’apparence banale. Sauf qu’il n’y a ni église ni mosquée. «Nous n’avons qu’un seul Dieu. Nous exprimons nos croyances par des gestes de bonté», explique Aleme, l’un des résidents, en s’asseyant sous une paillote. Une secte? «Non, la pratique de la religion, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, doit se faire en privé», rétorque-t-il en tirant sur les manches de sa chemise beige. Ce mode de vie a suscité l’hostilité des villages voisins à l’époque du Derg, la junte militaire menée par le chef d’État Mengistu, qui a torturé et tué des centaines de milliers d’opposants politiques. «Après avoir reçu des menaces, nous avons fui vers le sud du pays. C’était en 1988», se souvient Aleme. Forcés à l’exil pour sauver leur peau.

Aujourd’hui, dix-sept ans après le retour de la communauté sur les terres d’Awra Amba, le manifeste de Zumra Nuru est tracé au crayon-feutre sur des cartons accrochés au mur du bâtiment d’accueil de la commune. La première règle: le respect des droits des femmes et des enfants. Puis, la solidarité entre les membres de la communauté. Tout est écrit en anglais puisque depuis 2001, plus de 80 000 visiteurs, dont 80 % d’Éthiopiens de 80 ethnies différentes, ont foulé le sol du village de Zumra Nuru, ce vieil homme à l’éternel bonnet vert fluo. Souvent parti sur les routes, il n’est pas l’unique leader de la communauté. Sur place, treize comités organisent la vie quotidienne, dans une démocratie à petite échelle.

À Awra Amba, les enfants en uniforme vert passent leur journée à l’école. L’excision est proscrite tandis que neuf filles sur dix la subissent dans certaines régions du nord. Les femmes ne peuvent se marier avant l’âge de 19 ans. Et elles ont même le droit de divorcer! Une vraie révolution dans ce pays où des hommes kidnappent encore des femmes pour les épouser. Zumra Nuru, analphabète, n’a peut-être jamais lu de manifeste féministe, mais au village, les droits des femmes ne sont pas négociables.

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«Il faut être expérimenté pour faire ce boulot», dit Aberaw en préparant les fibres de coton pour le tissage. Photographe: Sabrina Myre

TISSER POUR GAGNER SA VIE

De l’aube au crépuscule, le bruit des machines à tisser résonne en écho entre les bâtiments aux toits de tôle. Cette activité économique rythme le quotidien du petit village et surtout, remplit les coffres de la coopérative. Exit la dépendance à l’aide internationale, dans un pays frappé par des cycles de famine. Coiffée d’un voile rayé, Molié tire sur des ficelles blanches et orange, les deux pieds bien ancrés sur les pédales. «C’est très exigeant», se targue la célibataire de 32 ans en montrant ses muscles pour rigoler. «Je suis capable de faire ce travail. Je gagne ma vie sans être aux crochets d’un homme», insiste-t-elle en appuyant ses mots d’un regard souligné au khôl. Ailleurs, Molié ne pourrait empocher les 6000 birrs (environ 275 dollars) qu’elle gagne annuellement grâce à un métier traditionnellement réservé à la gent masculine.

Une boule de coton dans une main, Aberaw fait tournoyer une grande aiguille en bois dans l’autre. Cet homme prépare avec dextérité les fibres qui serviront à la fabrication du tissu. «Il faut être expérimenté pour faire ce boulot. J’en suis fier, car c’était celui de ma mère», raconte le papa de trois enfants, pas du tout gêné d’occuper un rôle traditionnellement féminin. Dans ce grand hangar se mêlent des femmes et des hommes, tous assignés à une tâche en fonction de leurs compé- tences pour améliorer la productivité. Dans la boutique voisine, un client admire la qualité des couvertures et des nappes tissées à Awra Amba. Il sort quelques billets usés de sa poche et repart avec deux taies d’oreiller blanches brodées aux couleurs du drapeau éthiopien. «Cette communauté est très spéciale. C’est important pour moi de l’encourager», confie le chauffeur vivant à Bahir Dar, à 75 kilomètres. Reproduire ce modèle chez lui? «Impossible!», s’exclame-t-il dans un éclat de rire. Trop pénible de se défaire de ses privilèges d’homme.

Après 46 ans d’existence, Awra Amba n’est encore qu’un prototype. «Son succès vient discréditer l’idée répandue en Éthiopie que l’égalité des sexes est contraire à notre culture, argumente Sehin Teferra, experte éthiopienne en droits des femmes. Personne n’est allé enquêter dans l’intimité des couples du village, mais dans un pays où deux femmes sur trois jugent qu’il est normal d’être battue par son mari, inscrire l’égalité des femmes au centre de ses principes est très avant-gardiste. Surtout que le village est égalitaire depuis près d’un demi-siècle! Pour nous, les féministes, c’est déjà une victoire», relativise la chercheuse qui avoue n’avoir jamais vu un homme cuire l’injera, comme le fait Kndeye.

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Aminat et Molié concentrées dans l’atelier de tissage. Photographe: Sabrina Myre

ÉCLOSION D’UNE CONSCIENCE FÉMINISTE

La route vers l’émancipation des femmes du pays est parsemée d’écueils, même dans la capitale Addis-Abeba. C’est là que Sehin Teferra a lancé Setaweet en 2014, qui signifie «femme» en langue amharique. À l’image d’un groupe de réflexion, le mouvement est basé sur la recherche pour documenter la situation des femmes et affiche, sans retenue, l’étiquette féministe. «Les gens ne comprennent pas ce mot. Être féministe, c’est être pour l’égalité des sexes, rien de plus», répète Alexander Yohannes, 25 ans, responsable des affaires masculines de l’organisation. Setaweet se veut un mouvement inclusif, collé sur la réalité des 100 millions d’Éthiopiens. Dans un immeuble coincé entre des ruelles de boue et un boulevard noyé dans la pollution automobile, le groupe organise aussi des conférences et des soirées de discussions. Le dernier thème: Jésus était-il féministe? «La sensibilisation viendra à bout des carcans sociaux», ajoute celui qui est souvent la cible des moqueries. Alexander s’en fiche, il a plus important à faire. Sur son téléphone, il montre la photo d’une femme défigurée par une attaque à l’acide. «C’est mon combat depuis quelques mois. Nous devons stopper ce phénomène avant qu’il ne prenne de l’ampleur», dénonce-t-il, dégoûté.

Pour mener la lutte, les féministes doivent user d’imagination. Firaol Belay, la coordonnatrice aux communications, tente d’ouvrir la page Facebook de Setaweet. Encore bloquée… La jeune femme utilise donc un réseau privé virtuel pour contourner la censure de son gouvernement. La coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens, veut empêcher les manifestations qui se multiplient depuis 2015. «On ne peut pas prendre le risque d’être associés à l’opposition en réclamant, par exemple, une meilleure protection des femmes contre le viol conjugal. Il est impossible de critiquer les institutions», déplore-t-elle. Sur papier, plusieurs lois existent, mais elles sont rarement appliquées. Autre obstacle: il est interdit pour les ONG de recevoir du financement étranger. Alors, entre les coupures d’électricité, les femmes militent derrière leur clavier.

Malgré tout, des initiatives pour améliorer la condition féminine font surface depuis quelques années. Il y a le dessin animé Tibeb Girls, dans lequel trois superhéroïnes volent à la rescousse des jeunes filles. Ou encore Yegna, un groupe de Spice Girls version éthiopienne, dont le premier tube engagé a cartonné dans les radios du pays. «Ce qu’il manque, c’est du féminisme de confrontation. Nous ne pouvons pas toujours être polies. Nous avons besoin d’une société civile forte», gesticule Mehret Berehe, membre depuis six ans du Yellow Movement. Sur le campus de l’université d’Addis-Abeba, ce groupe de bénévoles organise des débats sur la place des femmes dans la société éthiopienne. «Il faudrait une réforme de l’éducation pour offrir un curriculum basé sur l’égalité dès l’enfance», suggère l’avocate de formation qui enseigne l’éthique dans une école secondaire.

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À la garderie d’Awra Amba, les enfants apprennent les lettres de l’alphabet. Photographe: Sabrina Myre

L’EXEMPLE D’AWRA AMBA

Avant même d’apprendre à compter, les enfants d’Awra Amba ont déjà compris le concept de l’égalité. Dès leur arrivée à la garderie, les valeurs de la communauté leur sont inculquées en même temps que l’apprentissage de l’alphabet. Ils ne sont pas les seuls. À des milliers de kilomètres, la philosophie du village est enseignée dans 120 écoles en Angleterre et 15 en Finlande. L’idée vient de la documentariste finlandaise Paulina Tervo. Après sept séjours à Awra Amba, elle a réalisé une série de vidéos et d’infographies pour rendre ses principes accessibles au monde entier, sur internet. «Pour une fois, des pays occidentaux s’inspirent d’une initiative éthiopienne et non l’inverse», se réjouit Paulina, qui aimerait percer en Afrique.

Awra Amba gagne en popularité, même au cœur de l’Afrique. Sur les bancs de ses écoles, neuf élèves sur dix viennent d’autres villages. Des femmes marchent des kilomètres pour y moudre leurs grains. Et les demandes pour intégrer le groupe s’accumulent. «J’aime vivre ici», souffle Trosew, son garçon sur le dos, lové dans un pagne coloré. C’est la fin de la journée, la lumière orangée du soleil caresse les flancs d’Awra Amba. «Grâce à la contraception offerte au village, j’ai seulement trois enfants et je pourrai leur offrir un avenir meilleur», promet la maman. Trois petits féministes qui marcheront, espère-t-elle, dans ses pas. Car, ailleurs en Éthiopie, la lutte pour les droits des femmes ne fait que commencer.

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Le village d’Awra Amba. Photographe: Sabrina Myre