Miigwan* doit accoucher depuis près de deux semaines, mais son petit ventre et sa silhouette svelte font que ce retard peine à paraitre. Sa grossesse – la cinquième – s’est déroulée sans incident, mais Miigwan est inquiète, troublée, comme si un nuage noir planait au-dessus de sa tête depuis 42 semaines déjà. Plusieurs fois elle a envisagé l’avortement, pour finalement mener sa grossesse à terme. L’idée seule de tenir son bébé dans ses bras l’aidant à surmonter la peur qu’il lui soit enlevé quelques minutes après sa naissance pour être placé dans une famille d’accueil, comme l’ont été ses quatre autres enfants, qu’elle n’a pas vus depuis des années. Terrifiée à l’idée de faire face à de la discrimination raciale dans le système de santé – qui a notamment coûté la vie à Joyce Echaquan (une Atikamekw de 37 ans, mère de sept enfants, qui s’est filmée en train de se faire insulter par le personnel hospitalier peu de temps avant sa mort en septembre dernier à Joliette) -, elle a évité tout soin prénatal, même si l’hôpital de Val-d’Or n’est qu’à 30 minutes de route de sa réserve. Maintenant que ses contractions sont régulières, elle n’a pas le choix de se rendre à l’hôpital pour accoucher. Pour les femmes de la communauté anishnabe de Miigwan, à Lac-Simon, ce trajet de 30 minutes est plus qu’angoissant, car elles savent ce qui les attend à leur arrivée.

Les larmes que Miigwan verse pendant l’accouchement ne sont pas des larmes de joie, mais plutôt de désespoir. Une alerte de naissance a été émise. Il s’agit d’une pratique controversée qui consiste à informer les services de protection de l’enfance de la présence d’un nouveau-né susceptible d’être en danger; elle est effectuée à l’insu des parents et entraîne souvent le retrait du bébé de sa famille. Les parents autochtones font l’objet de ces alertes à un taux beaucoup plus élevé que le reste de la population et, pour la cinquième fois, la naissance du bébé de Miigwan a été signalée.

S’attendant à l’arrivée d’une travailleuse sociale d’une minute à l’autre, la mère serre sa fille contre elle, sa peau contre la sienne, mémorisant sa douceur, sentant les battements rapides de son cœur ralentir et se synchroniser aux siens, admirant ses grands yeux bruns. La fille de Miigwan est sur le point de devenir l’un des 15 000 enfants autochtones du service canadien de placement en famille d’accueil. Et bien que ces enfants ne représentent que 8 % de la jeunesse du pays, 52 % des enfants de moins de 15 ans en famille d’accueil sont autochtones.

Un examen plus approfondi de la population canadienne placée en famille d’accueil montre que non seulement les enfants autochtones sont enlevés à leur famille biologique de manière disproportionnée, mais que leur surreprésentation dans le système continue de croître chaque année, au point qu’il y a aujourd’hui trois fois plus d’enfants des Premières Nations placés par l’État qu’il n’y en avait au plus fort de la période des pensionnats. Cela peut être attribué à un certain nombre de problèmes, la plupart directement issus du colonialisme et des pratiques discriminatoires en matière de protection de la jeunesse qui en découlent.

Les services canadiens de protection de l’enfance relèvent de la compétence des autorités provinciales et territoriales, et bien que chaque province ait une législation différente concernant ses interventions, la situation est alarmante d’un océan à l’autre. Au Québec, le nombre d’enfants autochtones placés en famille d’accueil est huit fois supérieur à celui des enfants non autochtones, et une région en particulier se distingue par son nombre scandaleusement élevé d’alertes à la naissance : soit l’Abitibi-Témiscamingue, où vivent sept communautés algonquines.

Depuis des années, Lucien Wabanonik, conseiller de la nation anishnabe du Lac-Simon, s’exprime sur les préoccupations et les craintes des communautés et s’efforce d’améliorer la communication avec les élus du gouvernement provincial. «lIs ne veulent pas écouter, déplore-t-il. Les voix de notre peuple ne sont pas prises en compte et, pendant ce temps, les femmes enceintes préfèrent risquer les six heures de route vers Montréal plutôt que d’accoucher ici même, à Val-d’Or, où elles savent qu’il y a de fortes chances que leur enfant leur soit enlevéI.»

L’approche actuelle du Canada en matière de protection de l’enfance à l’égard des enfants autochtones remonte aux politiques gouvernementales créées pour assimiler les peuples autochtones, et il est facile d’établir des parallèles entre le déplacement de force des enfants autochtones vers les pensionnats (de 1876 à 1996), la «rafle» des années 1960 (du milieu des années 1950 jusqu’à la fin des années 1980) et les alertes à la naissance d’aujourd’hui. «Il est consternant de constater qu’après toutes ces années, c’est en 2021 que le nombre d’enfants autochtones pris en charge atteint son plus haut niveau, déclare Lucien Wabanonik. Ça prouve que l’attitude du gouvernement envers les peuples autochtones n’a pas changé d’un iota; la discrimination systémique est ancrée dans le tissu de ce pays, et elle est même apparente dans les soins hospitaliers que nous recevons – ou dans l’absence de ceux-ci

En février 2020, l’Université de Toronto a publié une étude sur ces alertes à la naissance, censées assurer la sécurité des enfants. Les conclusions de cette étude ont révélé que leur efficacité est limitée, parce que le système de placement des enfants dans des familles d’accueil a des impacts négatifs à long terme sur la santé et le bien-être des enfants (qui connaissent notamment de graves problèmes d’attachement et d’appartenance) et des familles (dont les membres peuvent souffrir de dépression, d’anxiété et de stress à la suite de la perte douloureuse de leur enfant), en particulier ceux des populations marginalisées comme les peuples autochtones du Canada. Le coroner Éric Lépine a traité plusieurs cas de suicides au Nunavik, dont plusieurs étaient des adolescents inuit, et le plus souvent, ses enquêtes ont relevé de grandes incohérences dans les services de protection de la jeunesse qui sont offerts aux enfants des Premières Nations et aux Inuits. «J’ai remarqué un ensemble de problèmes systémiques affectant les interventions en matière de protection de la jeunesse, tels que le manque de personnel, une rotation élevée du personnel et une méfiance croissante des jeunes envers les professionnels au sein de ces services», explique-t-il. À ce jour, seules quelques provinces n’ont pas encore interdit les alertes à la naissance, mais la pratique est au moins à l’étude dans les provinces qui tardent à suivre le pas. Toutes sauf une: le Québec.

«[...] si les services de la protection de la jeunesse ont pris en charge l’enfant d’une mère, ils prennent automatiquement le suivant – ils attendent littéralement à l’hôpital pour prendre ce nouveau-né.»

Dans la communauté de Miigwan, certaines femmes sont menacées par leur travailleur social attitré. Ils leur disent littéralement : «Tu sais que je vais prendre ton enfant, n’est-ce pas?, dit Lucien Wabanonik. Un très grand nombre de femmes sont venues me voir pour me demander si elles devaient se faire avorter, car même si elles suivent toutes les recommandations de leur travailleur social, elles ne pourront probablement pas garder leur enfant au final. Il faut briser ce cycle.»

Beaucoup de mères qui ont été placées sous la protection de la jeunesse durant leur enfance ou leur adolescence ont aujourd’hui des enfants placés sous cette même protection. «Les femmes autochtones qui entrent dans le système de protection de la jeunesse [pour tenter de récupérer leurs enfants] sont mal équipées pour s’y retrouver, explique Nakuset, directrice générale du Foyer pour femmes autochtones de Montréal. C’est un traumatisme qui s’ajoute à un autre traumatisme».

Née dans une communauté crie de Lac La Ronge, en Saskatchewan, Nakuset a été adoptée par une famille juive de Montréal lors de la fameuse «rafle» des années 1960. «Je travaille ici depuis 1999, et habituellement, si les services de la protection de la jeunesse ont pris en charge l’enfant d’une mère, ils prennent automatiquement le suivant – ils attendent littéralement à l’hôpital pour prendre ce nouveau-né. J’ai commencé à remarquer cette tendance il y a 20 ans. Et ce sont les enfants qui en souffrent. Ce sont les mères qui en souffrent. Ce sont les personnes qui boivent à s’en rendre malades, parce qu’elles ont le cœur brisé d’avoir perdu leurs enfants, qui en souffrent.»

Nakuset et son équipe luttent activement contre cette pratique au pays. Elles ont fait tout en leur pouvoir pour tenter de l’enrayer, mais en vain. Même si les mères autochtones prouvent aux services de protection de la jeunesse qu’elles ont suivi toutes leurs recommandations, elles ne récupèrent presque jamais leurs enfants et sont toujours “signalées” dans le système. «Nous avons eu une femme qui avait l’impression qu’elle allait récupérer son enfant, et des membres de mon équipe se sont rendus à l’audience du tribunal de protection de la jeunesse avec elle, raconte Nakuset. Le travailleur social avait écrit dans son dossier : “Cette femme est un risque pour son enfant parce qu’elle est Inuk”. Alors, mes collègues se sont approchés du juge et ont dit: “C’est de la discrimination pure et simple!” J’ai fait part de cet effroyable incident aux services de la protection de la jeunesse, mais ils ne m’ont jamais donné de réponse claire sur la question, sur la raison de cette inscription raciste au dossier.»

Le Foyer pour femmes autochtones de Montréal a amorcé plusieurs accords de collaboration avec la Direction de la protection de la jeunesse du Québec afin d’obtenir des services de prévention qui s’inspirent de l’expérience des familles autochtones, mais aucun de ces services n’a été mis en place. «Nous devons créer nos propres services parce que nous n’arrivons à rien, et, le pire, c’est que la Direction de la protection de la jeunesse ne veut même plus nous parler, explique Nakuset. Nous devons envoyer les membres de notre personnel directement à l’hôpital lorsque les femmes accouchent pour qu’ensemble ils puissent se battre contre les travailleurs sociaux.»

Le premier appel à l’action énoncé par la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) de 2015 faisait référence au système canadien de protection de l’enfance et à la nécessité pour les gouvernements fédéraux, provinciaux et territoriaux de réduire le nombre d’enfants autochtones qui étaient pris en charge, en veillant à ce que les travailleurs sociaux soient correctement formés sur l’histoire et l’impact des pensionnats, afin qu’ils puissent offrir des solutions appropriées pour la guérison des familles.

Quatre ans plus tard, la Commission Viens – soit la commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès – a déterminé que la Loi sur la protection de la jeunesse devait être modifiée parce qu’elle était incompatible avec les traditions et la culture autochtones. Elle a également recommandé que les évaluations et les décisions en matière de protection de la jeunesse tiennent compte des facteurs historiques, sociaux et culturels liés aux Premières Nations et aux Inuit, et que les outils d’évaluation clinique discriminatoires utilisés par la protection de la jeunesse soient révisés.

Lorsque le rapport de la Commission Viens a été publié, le premier ministre du Québec François Legault – qui refuse encore de reconnaître le racisme systémique dans la province – a déclaré qu’il était clair que les gouvernements provinciaux précédents devaient porter la responsabilité du mauvais traitement des Premières Nations et des Inuit.

«Il y a des années, se rappelle Nakuset, j’ai demandé à la Direction de la protection de la jeunesse si la CVR [Commission de vérité et de réconciliation] était une priorité pour eux. “Ce n’est même pas sur notre radar” a été leur réponse.» L’année précédant la publication des recommandations de la Commission Viens, Nakuset et son équipe ont rencontré Linda See, la directrice des Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw (le volet anglophone de la Direction de la protection de la jeunesse du Québec), et lui ont demandé si, ensemble, ils pouvaient essayer de prévoir certains des appels à l’action [que recommanderait la Commission Viens] afin que la Direction de la protection de la jeunesse soit bien préparée lorsque le rapport serait publié. «La direction n’a rien voulu savoir, dit Nakuset. Et aucun des appels à l’action de la Commission Viens n’a été appliqué depuis; alors, nous continuons à nous battre. Nous frappons à la porte de la Direction, en disant que nous pouvons fournir des services en utilisant nos propres ressources : travailleurs sociaux, travailleurs en toxicomanie, psychologues, art-thérapeutes, aînés, etc. Nous pouvons mieux former son personnel. Nous pouvons l’aider. Mais elle refuse systématiquement cette aide».

Le 1er janvier 2020, la loi fédérale C-92 – permettant aux groupes autochtones de prendre en charge leurs propres services de protection de l’enfance et de donner la priorité au placement des enfants autochtones chez les membres de leur famille élargie et de leur communauté – est entrée en vigueur. Mais les célébrations ont été écourtées lorsque, invoquant une atteinte aux compétences provinciales, le gouvernement de François Legault a immédiatement demandé à la Cour d’appel du Québec de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi.

«Nous n’avons pas été très surpris, déclare Richard Gray, gestionnaire des services sociaux de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. Le gouvernement Legault ne veut pas lâcher le contrôle qu’il exerce sur nous. C’est un manque majeur de reconnaissance de notre autonomie et de notre autodétermination – c’est un triste message qu’il envoie aux Premières Nations.» Adoptée en 2007, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones – que M. Legault n’endosse pas – reconnaît le droit des peuples autochtones à l’autodétermination et réaffirme que, dans l’exercice de leurs droits, ils doivent être à l’abri de toute forme de discrimination.

En avril 2021, un autre rapport – celui de la Commission Laurent (sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse)– souligne une fois de plus l’incapacité du système de protection de la jeunesse à s’adapter aux réalités autochtones et exhorte le gouvernement provincial à favoriser l’autodétermination des communautés autochtones en la matière et à mettre à l’avant-plan les services de prévention. «Les communautés autochtones peuvent-elles prendre en charge leurs propres services de protection de la jeunesse?, demande Éric Lépine. La réponse est oui. Quelles sont les réserves de François Legault? Je ne les connais pas, mais ça a probablement à voir avec la centralisation et le contrôle. C’est malheureux.» Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec n’a pas répondu à nos demandes de commentaires sur ce que compte faire la province pour mettre en œuvre les dernières recommandations de la Commission Laurent.

Dans le sillage de la loi C-92 – et jusqu’à ce que la Cour d’appel du Québec se prononce sur la constitutionnalité de cette loi –, certaines communautés autochtones de la province ont réussi à créer leurs propres services de protection de la jeunesse. Mino-Obigiwasin, un projet que Lucien Wabanonik a aidé à lancer en collaboration avec le Centre intégré de santé et de services sociaux de sa région, dessert maintenant quatre communautés anishnabe d’Abitibi-Témiscamingue. «Lorsqu’un enfant est signalé par la Direction de la protection de la jeunesse, un agent des Premières Nations s’occupe de son placement, que ce soit dans la famille élargie, chez des voisins de la communauté ou dans une famille anishnabe d’une communauté voisine – tout pour éviter que l’enfant soit placé dans une famille non autochtone», dit-il. Jusqu’à présent, l’initiative donne des résultats favorables. «Nous pensons que l’approche devrait être plus humaine, axée sur la famille et le bien-être de l’enfant, ajoute-t-il. Il y a une bien meilleure compréhension et un plus grand respect de notre culture et de nos valeurs ainsi. Il n’y a pas de récrimination dans notre approche; elle est plus solidaire et plus près des besoins de l’enfant et de ses géniteurs. Dans la plupart des cas, la solution au bien-être d’un enfant ne consiste pas à le retirer des soins de ses parents.»

Les audiences de la Cour d’appel sur la loi C-92 sont prévues pour le 13 septembre, à Montréal. «Nous espérons vraiment que le Québec changera d’attitude à l’égard des alertes à la naissance, dit Richard Gray. Va-t-on interdire complètement cette pratique? Va-t-on élaborer de nouveaux protocoles avec les Premières Nations pour commencer à soutenir les jeunes mères et leurs enfants? Les choses doivent changer. La collaboration et la coopération, c’est tout ce que nous demandons.»

*Le nom a été modifié.

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