Depuis quelque temps, le mot «grossophobie» est sur toutes les lèvres. De l’anglais «fatphobia», ou phobie de la grosseur, il englobe toutes les facettes du biais négatif qu’entretient la société à l’endroit des individus corpulents. Intimidation, discrimination, maltraitance médicale… la grossophobie fait des ravages de plus en plus remarqués – et on dit souvent qu’elle est l’une des dernières formes de discrimination socialement acceptable. En cette époque où la vie privée est étalée sur Instagram et la condition physique élevée au rang de quasi-religion, on utilise plus que jamais la santé comme barème d’acceptabilité sociale. De la critique de leur apparence au calcul arbitraire de leur coût pour le système public, les corps atypiques sont des cibles faciles sur lesquelles on se permet de tirer impunément. Mais on assiste aujourd’hui à une véritable révolution des gros qui, après des années à souffrir en silence, sont déterminés à reprendre leur juste place au sein d’une société obsédée par la minceur. 

Des conséquences de taille

Au-delà des préjugés négatifs envers les gros, considérés par plusieurs comme paresseux, lâches, gloutons ou malpropres, et des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien (le manque d’accès à certains endroits publics ou aux moyens de transport et les disparités salariales, par exemple), la grossophobie prend racine dans la conviction que l’obésité est un choix. Être gros, c’est un état temporaire, une sorte d’échec moral et physique auquel une bonne dose de discipline pourrait forcément remédier. Mais est-ce vraiment si facile? Est-on forcément gros par paresse ou gloutonnerie?

Selon Lisa Rutledge, Dt. P., diététiste, la réponse est non. «Notre poids est déterminé par plusieurs facteurs, allant de la génétique jusqu’à l’environnement, en passant par le contexte socio-économique dans lequel on vit, affirme-t-elle. Plusieurs se permettent de juger les grosses personnes en insistant sur le fait que, si elles étaient seulement plus informées, plus disciplinées ou “meilleures”, elles pourraient être minces, elles aussi. On aime croire qu’on a un contrôle absolu sur son poids, car c’est
 une idée réconfor
tante, mais c’est
 loin d’être si simple.
 Non seulement il
 est faux de croire 
que le poids est 
intimement relié
 à l’état de santé,
 ajoute-t-elle, mais
 c’est aussi une approche clinique dangereuse. Le plus alarmant, c’est qu’elle est préconisée par de nombreux professionnels de la santé qui, sans nécessairement le vouloir, placent le poids au centre de leurs préoccupations et causent des torts importants aux patients qui leur font confiance.»

Effectivement, si l’on se fie aux témoignages qui circulent de plus en plus dans la communauté body positive (un mouvement qui prône l’acceptation de tous les types de corps), la grossophobie au sein de la communauté médicale aurait des conséquences désastreuses. Aller chez le médecin, quand on est gros, c’est se faire intimer de maigrir, peu importe la raison de la visite, qu’il s’agisse d’une otite, d’un syndrome du tunnel carpien ou d’endométriose. Les patients risquent ainsi d’être sous-diagnostiqués par leurs médecins, résolus à traiter le surpoids avant la personne, parfois au point de retarder la découverte de maladies graves. Le résultat? Les gros consultent plus rarement et reçoivent des soins de moindre qualité. Le problème serait d’une telle importance que la négligence et la maltraitance médicale pourraient expliquer, en partie, l’espérance de vie réduite des personnes en surpoids.

Krystal Thompson, thérapeute par le yoga, activiste body positive et fondatrice de The Luscious Life, un programme qui réunit yoga, méditation et thérapie, croit qu’il vaudrait mieux revoir notre approche et aborder la santé d’un point de vue holistique. «On devrait plutôt se concentrer sur l’analyse des comportements sains, comme le niveau d’activité et l’alimentation, qui sont de bien meilleurs indicateurs de notre forme physique globale. Le poids ou la grosseur du corps ne sont pas aussi déterminants que nous le laissent croire les médias. Mais c’est une idée qui vend bien et qui nous garde tous distraits, occupés que nous sommes à tenter d’obtenir le “corps parfait”.»

Et les régimes, dans tout ça?

Lisa Rutledge est catégorique: «Les régimes, quel que soit le nom qu’on leur donne, se basent sur la restriction. Qu’ils proposent de diminuer les calories, les portions ou certains groupes d’aliments, ils sont inefficaces et dommageables.»

Les statistiques le confirment: 95 % des régimes seraient inefficaces à long terme. Peu importe le type de régime suivi, la perte de poids sera presque toujours temporaire, et le poids final plus élevé que celui d’origine. De plus, un seul régime suffirait à dérégler les mécanismes naturels du corps et à marquer le début d’une série de pertes et de gains de poids, un phénomène mieux connu sous le nom d’«effet yo-yo», pouvant aggraver ou précipiter l’apparition de problèmes de santé comme le diabète de type 2 ou les maladies cardiovasculaires. Avoir un poids stable, même s’il est plus élevé, serait plus sécuritaire pour le corps que les quasi inévitables montagnes russes causées par les régimes à répétition. «Comment une méthode aussi inefficace et nocive est-elle encore si largement encouragée, voire prescrite par des médecins? se questionne Lisa. On est en droit de s’attendre à plus de la part de professionnels de la santé.»

En surpoids et… en forme!

Qu’on se le tienne pour dit: il est tout à fait possible d’être gros et en bonne condition physique. Les bienfaits de l’exercice sur la santé sont nombreux: ils vont de l’augmentation de la masse musculaire et du niveau d’énergie à la réduction du risque de maladies cardiovasculaires et de certains cancers, en passant par la stabilisation de l’humeur et l’obtention d’un sommeil de meilleure qualité. Ces bienfaits sont d’ailleurs reconnus et quantifiables, même si l’exercice n’occasionne aucune perte de poids. Mais pour être en forme, il faut s’entraîner. Et quand on est gros, pratiquer un sport signifie parfois s’exposer aux préjugés, aux regards obliques et aux commentaires déplacés, ce qui constitue malheureusement un obstacle à la mise en forme pour certains.

«Avant de pratiquer le yoga, raconte Krystal Thompson, je ne pensais même pas pouvoir débuter l’entraînement sans perdre du poids au préalable. Je n’avais jamais vu de professeurs de yoga avec un corps comme le mien. C’est pour cette raison que la représentation est importante. L’humain est une créature visuelle: il lui faut parfois le voir pour le croire. Qu’ils soient mannequins, acteurs, professeurs, athlètes olympiques ou marathoniens, ce sont ces corps ronds et visibles qui inspirent les autres à entreprendre une activité physique qui leur fait du bien. La présence de corps différents aide tout le monde à se sentir mieux dans sa peau.»

Heureusement, grâce à internet, on assiste à la naissance d’une communauté grandissante d’athlètes taille plus qui s’affichent fièrement et encouragent les gens de tous les types de corps à être actifs et à y prendre plaisir. On pensera à l’entraîneure personnelle canadienne Louise Green, auteure du livre à succès Big Fit Girl, à l’haltérophile olympienne Sarah Robles ou à la randonneuse québécoise Édith Bernier, plume du blogue La backpackeuse taille plus et du guide de voyage Le manuel des routards taille plus.

Sur nos écrans

Lentement mais sûrement, de plus en plus de gens enrobés font également leur apparition sur la scène artistique internationale. Mais s’il existe aujourd’hui davantage de ronds connaissant un certain succès populaire, la ligne d’arrivée est encore loin. Les rares gros qu’on voit au grand écran jouent encore et toujours… des gros! Souvent relayés aux rôles secondaires de type «ami célibataire, maladroit et obsédé par le bacon, dont la grosseur est la seule caractéristique». Puis, arrivées au sommet de la gloire, plusieurs stars rondes croulent sous la pression – leur corps étant constamment scruté à la loupe par des millions de personnes – et perdent du poids. Si certaines le font en modifiant leurs habitudes, comme Melissa McCarthy ou Adele, nombreuses sont celles qui ont recours à des chirurgies invasives ou qui monétisent leur perte de poids en devenant porte-parole d’une compagnie de régimes ou de produits amaigrissants, comme Jennifer Hudson et Oprah Winfrey. Au bout du compte, même si les mentalités changent tranquillement, le message demeure le même: la minceur est la mesure ultime du succès.

Plus près de chez nous

Au Québec, de plus en plus d’artistes, blogueurs et activistes tentent de combattre les préjugés négatifs à l’endroit des gros. Des blogues comme Dix octobre (NDLR: Ce blogue est tenu par la journaliste derrière le présent texte.), La backpackeuse taille plus, Entre Montréal et New York, Boucle magazine et Ton petit look tentent de donner une voix à cette portion de la population souvent boudée par les médias traditionnels. C’est ce même désir de s’affranchir des préjugés et de la pression constante qui anime la photographe Julie Artacho, dont le travail se retrouve régulièrement dans le ELLE QUÉBEC, dans la création de ses désormais célèbres séries d’images sensuelles, parfois érotiques, mettant en scène de gros corps. «Mon travail vise à normaliser les corps qui, comme le mien, ne correspondent pas aux standards de beauté, explique-t-elle. Nous existons. Nous avons les mêmes droits et méritons le même respect que les autres. Le droit d’aimer, d’être aimés, de désirer, d’être désirés et de poursuivre nos rêves. Notre taille n’est un obstacle à rien de tout ça. Mais le regard d’une société grossophobe, lui, en est un.»