Après plus d’un an de confinement, nous avons enfin pu émerger de nos tanières, les yeux plissés par le soleil et les mollets velus, pour profiter prudemment d’un été à mi-chemin entre le monde d’avant et celui d’après. La pandémie, entre autres leçons transformatrices, a permis à un grand nombre d’entre nous de prendre une pause de toutes les choses qu’on fait subir à notre corps pour le rendre propre à être consommé par le regard d’autrui – adieu, soutiens-gorge, maquillage, rasoir, vêtements contraignants –, et nous a offert une occasion unique de nous poser la question en pleine connaissance de cause: «Est-ce que je fais vraiment tout ça pour moi?»

De Cléopâtre à Marilyn

Ce n’est pas d’hier que les femmes se débarrassent de leurs poils corporels. La pratique remonterait à l’Égypte ancienne et à la Rome antique, et les plus vieux rasoirs existants, qui étaient faits en cuivre, dateraient de l’an -3000. Au fil des époques, on a utilisé des pierres ponces, des pinces et du sucre pour retirer les poils jugés inesthétiques au gré des modes et des standards de beauté du moment. Selon le Women’s Museum of California, la peau rasée était moins populaire durant l’époque victorienne, où les femmes étaient couvertes de la tête aux pieds, et la tendance moderne à l’épilation quasi intégrale aurait pour origine la fameuse théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin, telle qu’il l’a proposée dans son livre Descent of Man, publié en 1871. On peut y lire l’hypothèse selon laquelle l’Homo sapiens avait moins de poils que ses ancêtres parce que les spécimens poilus étaient moins sexuellement attrayants. Au début des années 1900, les femmes américaines blanches de classes moyenne et aisée associaient déjà la peau lisse à la féminité et à la désirabilité.

C’est en 1915 qu’a été commercialisé le tout premier rasoir pour femmes, le Milady Décolleté, de Gillette, annoncé dans Harper’s Bazaar comme la solution «indispensable» à un «problème personnel embarrassant», au moment où les hauts sans manches gagnent en popularité. Le fabricant de rasoirs, qui ne s’adressait jusque-là qu’aux hommes, a saisi l’occasion de doubler ses profits en créant un besoin chez l’autre moitié de la population. Au fil des ans, à cause d’une pénurie de bas de nylon durant la Seconde Guerre mondiale, et en raison de l’apparition de la minijupe, des pinups et du bikini, le rasage est devenu si populaire qu’en 1964, 98 % des femmes américaines se rasaient régulièrement. Il a été rejeté par le mouvement hippie dans les années 1960 et 1970, mais l’obsession de la peau lisse est revenue en force avec l’arrivée du bikini brésilien, et des méthodes modernes pour enlever les poils, comme le laser et l’électrolyse.

Aujourd’hui, ce qui avait débuté par une simple campagne publicitaire orchestrée avec brio par une industrie ingénieuse et très lucrative, déterminée à influencer notre vision collective de la beauté et de la féminité, a engendré un inconfort quasi universel pour le corps de la femme dans son état naturel, et a convaincu une étonnante majorité de personnes que le poil – utile – qui recouvre ce corps est non seulement inesthétique, mais aussi malpropre.

«Les gens sont très mal à l’aise avec l’idée de conserver leurs poils, mais il faut voir les choses comme elles sont: le rasage, chez les femmes, vise à leur donner l’air prépubère.»

L’injonction de la jeunesse

«Les gens sont très mal à l’aise avec l’idée de conserver leurs poils, mais il faut voir les choses comme elles sont: le rasage, chez les femmes, vise à leur donner l’air prépubère», affirme Roxanne Hallal, étudiante à la maîtrise en sexologie et ambassadrice du mouvement Maipoils. «La différence entre une fille et une femme, c’est la puberté: les formes, les règles, les poils. Et dès que ceux-ci deviennent visibles, on attend de nous que nous les fassions disparaître pour mettre en valeur la féminité telle qu’on tente de nous l’imposer.» Elle ajoute qu’en plus du culte de la jeunesse éternelle, qui teinte notre rapport à nos poils, on nous a convaincues qu’ils étaient malpropres, si bien que certaines sont prêtes à souffrir pour s’en débarrasser. «Nous croyons, à tort, que retirer nos poils est plus propre, alors qu’ils ont une fonction importante, surtout dans le cas des organes génitaux. Certaines des personnes ayant une vulve et souffrant de poils incarnés ou d’infections à levure à répétition continuent malgré tout de se raser ou de s’épiler. On nous pousse à livrer à notre corps un combat sans fin, car le poil repousse toujours, parfois plus foncé et plus robuste qu’avant.»

Depuis quelques années, on assiste à une petite révolution du poil, marquée par l’apparition d’initiatives comme Januhairy et Maipoils. Des célébrités de la trempe de Bella Thorne, de Jemima Kirke et d’Ashley Graham se sont récemment affichées publiquement avec du poil sous les aisselles ou sur les jambes. Et bien qu’elles aient ensuite subi les foudres d’une partie du public, le fait qu’elles soient de jeunes femmes cisgenres et correspondant aux standards de beauté les a sans doute protégées des réactions les plus violentes. On ne peut pas en dire autant de Safia Nolin, par exemple, qui a été l’objet d’une gigantesque vague de harcèlement après avoir partagé une photo d’elle affichant fièrement ses poils au visage et aux aisselles sur Instagram durant Maipoils 2020. Parce que, mises à part les considérations esthétiques, se conformer est une façon d’assurer sa sécurité dans un monde où les entorses à l’ordre établi sont sévèrement punies. Pas étonnant que de nombreuses femmes préfèrent se raser pour ne pas subir le regard lourd de jugement de leurs proches et des inconnus.

Le simple fait de reconnaître que retirer ses poils est un choix, et non une obligation, est pour plusieurs un acte radical d’autoproclamation.

«L’objectif de Maipoils, explique Roxanne, est de proposer un cadre sécuritaire à celles qui ont envie d’explorer leur pilosité; ça leur donne en quelque sorte une excuse, un contexte et, au besoin, une date pour mettre fin à l’exercice. L’idée n’est pas de pousser les gens à cesser de s’épiler s’ils désirent le faire, mais de les amener à se poser la question: “Est-ce que je veux vraiment faire ça?”»

Beautés libres               

Esther Calixte-béa, alias Queen Esie

Art, poils et pérennité

«Montrer mes poils, c’était me libérer d’un lourd secret», affirme Esther Calixte-Béa, artiste, mannequin et figure importante du mouvement pour l’acceptation du poil corporel, dont le travail l’a récemment menée jusqu’en couverture du magazine Glamour UK. Poilue depuis l’adolescence, la jeune artiste québécoise d’origine haïtienne et ivoirienne a décidé en 2019 de cesser de se raser la poitrine et d’immortaliser le point culminant de ce qu’elle décrit comme un long processus de reconstruction de son estime d’elle-même par la série d’autoportraits The Lavender Project. Loin de se considérer comme une activiste à ses débuts, Esther a rapidement réalisé l’effet positif de ses images sur des milliers de personnes dans le monde. «La photographie a un immense pouvoir sur notre perception de la beauté, lance-t-elle, et pour moi, la pilosité peut être belle, classe et glamour. C’est pourquoi je continue de faire des photos de moi maquillée, bien habillée, poilue; c’est aussi pourquoi les corps de femmes poilues font partie de mon travail en tant que peintre. Je rêve de visiter un jour un grand musée et d’y voir une toile représentant une femme poilue, ainsi immortalisée et qui pourra passer à l’histoire.»

Alex Lacelle

Le poil comme outil d’exploration et d’expression

«Ma relation avec mon poil m’a aidé.e à faire la paix avec mon genre», explique Alex Lacelle, mannequin qui détient une maîtrise en art, option littérature, de l’Université Queen’s, à Kingston (Ontario). Alex, non binaire et queer, partage sur son compte Instagram des photos d’ael où son poil corporel est visible. Habitué.e au regard des autres, ael affirme que son choix de rester poilu.e lui a permis de reprendre le contrôle de son corps et de son identité, tant dans la sphère publique que dans ses relations intimes. «Si la personne avec qui je suis est dérangée ou me juge pour mes poils, c’est son problème, pas le mien.» La performance qu’exige la féminité et l’agenda stylistique imposé aux personnes assignées filles à la naissance sont si lourds à porter, ajoute Alex, que de les déconstruire en faisant certains choix – se raser la tête, porter les vêtements qui leur plaisent et laisser pousser leurs poils –, l’ont en quelque sorte libéré.e. «Ça m’a permis de me retrouver moi-même, de ne plus répondre à des attentes et de ne plus faire de performances pour les autres. Ce que je fais, je le fais pour moi, toujours.»