Ce n’est pas que Camille ne se trouve pas belle, c’est que lorsqu’elle* est enceinte, son corps n’est plus le sien. Entre celui-ci et sa tête, il n’y a aucune connexion, aucune reconnaissance. Parce que Camille n’est pas une femme: elle est non binaire.

Le genre est un spectre, et entre le masculin et le féminin, il y a un éventail de possibilités. L’identification peut être fluide ou fixe. «La définition de l’identité est celle que la personne se donne», vulgarise Denise Medico, sexologue, psychologue et professeure affiliée à la Chaire de recherche sur l’homophobie. «Une personne non binaire ne se reconnaît pas de façon suffisamment importante en tant qu’homme ou femme, et ainsi, ça n’a aucun sens pour elle de s’identifier à l’un ou à l’autre.»

Corps étranger

On apprend tous, très jeunes, à lire le genre en classant certaines particularités physiques comme féminines et d’autres comme masculines. Ainsi, une bedaine arrondie appartient au corps d’une femme: cette association inconsciente nous paraît banale et évidente. Toutefois, elle est un défi pour de nombreuses personnes trans et non binaires qui sont enceintes.

«Il y a deux types de dysphorie. La dysphorie corporelle est le sentiment que notre corps ne représente pas notre identité. La relationnelle, quant à elle, provient du fait que les autres ne considèrent pas notre corps comme représentant notre identité. Ils vont donc nous mégenrer, c’est-à-dire utiliser le mauvais pronom ou mal accorder un adjectif», explique Marie-Philippe Drouin, de la Coalition des familles LGBT.

Ce ne sont pas toutes les personnes non binaires ou trans qui expérimentent de la dysphorie corporelle. Camille vit habituellement très bien avec son corps: «Mais lorsque je suis enceinte, mon corps n’est pas à l’image de ce que je veux envoyer de moi. Ce n’est juste… pas moi.» Aujourd’hui, elle est enceinte de Willow et elle cohabite un peu mieux avec ses seins, même s’ils lui semblent encore étrangers: «L’allaitement m’a réconciliée avec leur fonction physiologique. Ils m’énervent encore, mais ils ont fait une maudite bonne job: ils ont nourri Blair pendant plus de deux ans. J’ai donc fait la paix, un petit peu.»

«Madame»

«Une poitrine n’est pas une caractéristique fondamentalement féminine. Elle le devient si c’est une femme qui la porte, comme elle devient masculine si c’est un homme qui la porte», résume Marie-Philippe Drouin.

Quand elle est enceinte, Camille correspond davantage aux stéréotypes, et son identité est alors tenue pour acquise. En d’autres mots, elle se fait appeler «Madame» beaucoup plus souvent qu’à l’ordinaire: «Pendant longtemps, je n’ai pas compris d’où venait mon sentiment de mal-être quand je me faisais mégenrer. Mais l’identité est super importante, que tu sois cisgenre ou non.» Denise Medico précise que «ces microattaques sont si constantes et répétitives qu’elles finissent par atteindre profondément les gens».

Elles se révèlent même dans les suivis de grossesse, le discours périnatal étant très hétéronormatif au sein du système de santé, comme le confirme la sexologue, qui y a déjà œuvré.

Du côté des sages-femmes, Josyane Giroux, vice-présidente du Regroupement Les Sages-femmes du Québec, avoue que les formations centrées sur les enjeux particuliers des familles LGBT sont bien plus développées au Canada qu’ici au Québec. De plus, l’approche peut parfois valoriser la féminité à des fins d’empowerment: «Lorsque j’ai accouché, ma sage-femme me disait entre deux contractions: “allez, tu es une femme guerrière!” Oh, que ça me dérangeait! raconte Camille. Pour ma grossesse actuelle, dès le premier rendez-vous, j’ai expliqué à ma sage-femme que j’étais non binaire. En 10 secondes, c’était réglé, et tout va super bien!» Lorsqu’elle calcule le nombre de fois qu’elle s’est fait mégenrer – comme à son test de diabète le même matin –, elle souligne son privilège d’avoir accès à une autre avenue que le suivi traditionnel.

Cependant, toutes les personnes ne souhaitent pas ou ne peuvent pas être suivies dans une maison de naissance, pour des raisons de santé, de disponibilité ou pour des raisons personnelles.

Lors de la naissance de l’enfant de Marie-Philippe Drouin, des complications sont survenues qui ont nécessité un long séjour en néonatologie: «On est allés chercher une personne non binaire qui fait de l’accompagnement à la naissance, parce qu’on voulait concentrer nos énergies sur notre bébé, sans avoir à expliquer notre identité au personnel médical.» En période de vulnérabilité, le fait d’être entourés de personnes sensibles à l’inclusion peut faire une grande différence.

Un coming-out, enceinte

C’est par ses nombreuses lectures sur la parentalité non genrée que Camille a enfin trouvé les mots pour exprimer son éternel inconfort: «C’est fou, j’avais toutes les données dans ma tête, mais je ne savais pas qu’il y avait d’autres options qu’être lesbienne ou trans. Puis, ça a cliqué: je suis non binaire.»

Son partenaire a été très réceptif, mais elle ne se sentait pas prête à en parler plus ouvertement. «Personne ne le savait, j’avais peur d’être jugée, peur que les gens pensent que je ne sois pas un bon parent, peur que quelqu’un appelle la DPJ… toutes des choses qui paraissent irrationnelles, mais, en même temps, c’est ça, la réalité des gens queer: ils ne l’ont pas facile. J’avais peur de faire mon coming-out, mais ne pas l’avoir fait m’a vraiment isolée.» Cette détresse l’a finalement menée à aborder sa non-binarité dans un article publié – ironiquement – sur le site web The Womanhood Project.

Malgré l’affirmation de son identité, Camille appréhendait sa prochaine grossesse, craignant qu’une solitude persistante se loge au creux de son ventre en même temps que son bébé. Mais l’angoisse de faire de nouveau une fausse couche et la pandémie mondiale ont monopolisé ses réserves de résilience – des préoccupations que sans aucun doute n’importe quelle personne enceinte portait sur ses épaules au printemps 2020. «Puis, surtout, je suis mieux préparée et soutenue par mes proches. Je sais que mon corps va changer, je sais que je vais me faire mégenrer, et je me prépare mentalement avant de faire une sortie. Ça ne sert à rien de donner une explication à chaque préposée, à chaque infirmière ou à la caissière de la pharmacie.»

Se réapproprier les vêtements qu’elle aimait l’a aussi aidée à s’affirmer davantage: «Quand tu as de la dysphorie corporelle, les vêtements, c’est tellement important! Quand j’étais enceinte de Blair, je ne choisissais que des morceaux neutres pour insister sur le fait que je n’étais ni une femme ni un homme. Aujourd’hui, je mets une robe et je me sens bien.»

Donner la vie, sans être limitée à son genre

Ne pas trouver la grossesse qu’euphorisante est encore tabou, mais assez commun. C’est ce que constate Camille: «J’ai des amies femmes qui détestent être enceintes. Chacun vit ça de manière différente. Même si je n’aime pas la façon dont je me sens physiquement, je suis très fière de créer un humain. J’ai toujours voulu des enfants!»

«Pour certaines personnes trans et non binaires, la grossesse favorise même une réconciliation avec elles-mêmes. Il peut s’agir d’une forme d’intégration et d’acceptation de leur identité», soutient Denise Medico.

Ce sont les enjeux d’invalidation d’identité qui assombrissent l’optimisme qui nait en même temps que les fameuses deux lignes roses. La grossesse est avant tout une expérience humaine, et valoriser cette idée permettrait à toutes les personnes qui choisissent d’utiliser leur utérus de vivre cette période avec authenticité et sérénité… dans la mesure où les hormones le permettent!

*Bien qu’elle soit non binaire, Camille utilise le pronom «elle».

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