Depuis plus de 20 ans, Krystel Papineau fait de l’environnement son cheval de bataille. Prendre soin de la planète, c’est une vocation, une valeur qui teinte chacun de ses choix personnels et professionnels. Mais plus l’étau climatique se resserre, plus la préoccupation de Krystel devient lourde et envahissante: «C’est toujours dans ma tête, je suis incapable de lâcher prise», confie la consultante en communication environnementale de 41 ans. «Je me réveille parfois la nuit, hantée par mes lectures. Je regarde mes enfants dormir et je pleure, inquiète pour leur avenir. Je suis de nature joyeuse dans la vie, mais mon anxiété ne me quitte plus.»

Ses symptômes? Des maux de ventre, un sentiment de tristesse, de découragement. Beaucoup de colère, aussi. Pour Krystel, un simple saut à l’épicerie peut virer au dilemme cornélien. Brocoli local emballé dans du plastique ou avocat mexicain sans emballage? « J’analyse tout. C’est un casse-tête intellectuel de tous les instants.»

Le nouveau mal du siècle?

Krystel n’est pas la seule. Bien des militants et des citoyens affirment aussi ressentir ce mal-être profond, cette impression latente que l’humanité court à sa perte. Les psychologues cliniciens observent une recrudescence de patients submergés par l’urgence environnementale, mais tout reste encore à défricher sur le terrain de l’écoanxiété. La première étape? Reconnaître son existence. En 2017, l’étude américaine Climate for Health et ecoAmerica, de l’American Psychological Association, a confirmé que les changements climatiques peuvent effectivement avoir un effet direct sur la santé mentale. L’écoanxiété n’est donc pas une invention à la mode. Elle n’est pas une lubie de médias en quête de sensationnalisme. Et elle n’est pas sur le point de disparaître…

Extinction massive des espèces, épuisement des ressources naturelles, fonte accélérée des glaciers, augmentation des catastrophes naturelles, réchauffement revu à la hausse… Ça ne date pas d’hier, on sait que notre mode de vie est problématique. Mais plus les grains tombent dans le bas du sablier, plus la détresse psychologique se manifeste dans les rangs du bataillon vert: «Nous essayons actuellement de brosser les contours du phénomène», explique Anne- Sophie Gousse-Lessard, professeure associée à l’Institut des sciences de l’environnement à l’UQAM. «L’écoanxiété n’est pas encore un diagnostic reconnu en psychiatrie, mais nous constatons déjà de nombreuses ressemblances avec d’autres troubles anxieux.»

Les gens sentent qu’une épée de Damoclès pend au-dessus de leur tête. Que des enjeux politiques, économiques les dépassent et auront bientôt un impact sur leur qualité de vie, sur leur survie. «La dernière fois qu’on a vécu une telle anxiété collective, c’était lors de la Guerre froide», observe Anne-Sophie Gousse-Lessard.

Jeunes, engagés… et terrorisés

Toujours sur la ligne de front, bien au fait de tous ces rapports alarmants, les militants et les scientifiques seraient particulièrement vulnérables à l’écoanxiété. «Le stress environnemental s’observe chez plusieurs personnes qui œuvrent dans le milieu», confirme Amélie Côté, cofondatrice d’Incita, une coop-conseil zéro déchet. «D’un côté, on sait pertinemment que la situation exige des actions majeures et immédiates. De l’autre, on assiste à un certain immobilisme, voire parfois à un discours méfiant et haineux envers la science. Ces forces opposées sont parfois usantes.»

En Amérique du Nord, 75 % des jeunes seraient également inquiets du réchauffement planétaire. Depuis plus d’un an, on les voit chaque semaine manifester dans les rues des grandes villes, exprimant leur désarroi à grand coup de slogans accrocheurs.

De plus en plus, cette peur de fin du monde touche aussi les enfants: «Ils sont très vulnérables à l’écoanxiété – ils n’ont pas encore les structures mentales nécessaires pour nuancer, remettre en question ou relativiser les informations qu’on leur présente», indique Catherine Raymond, du Centre d’études sur le stress humain, de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. «Les images alarmistes, comme le fameux ours polaire amaigri sur sa banquise, sont particulièrement troublantes pour eux.»

Les jeunes mères pourraient également avoir une prédisposition à la détresse environnementale: «Après l’accouchement, le cerveau des mères se reconfigure pour assurer la sécurité de leur progéniture, poursuit Catherine Raymond. Elles deviennent plus sensibles aux menaces extérieures.» Krystel Papineau l’avoue d’emblée, avoir des enfants a décuplé son écoanxiété: «J’ai peur pour eux, pour leur avenir. C’est un poids que je porte constamment sur mes épaules.»

Pathologie… ou triste lucidité?

L’écoanxiété ne repose pas sur la peur délirante d’une invasion extraterrestre ou d’une hypothétique pandémie. Elle s’enracine dans des faits maintes fois prouvés. Les changements climatiques sont réels, quoiqu’en disent certains égarés. Ne pas s’en inquiéter relèverait de l’aveuglement volontaire, ou pire, de la pure bêtise.

Comment tracer la frontière entre la préoccupation légitime et le trouble de santé mentale? «La ligne est franchie quand on ne fonctionne plus au quotidien, explique Catherine Raymond. On ne connaît pas encore les rouages spécifiques de l’écoanxiété, mais on sait que, dans un cerveau en santé, l’amygdale s’active quand la peur et le stress sont nécessaires – par exemple, si notre voiture dérape sur la glace noire, la peur est une réponse bénéfique, qui nous permet de reprendre le contrôle rapidement. Une autre région du cerveau vient ensuite calmer l’amygdale, et c’est le retour à la normale. Chez les anxieux, l’amygdale est hyperactive et la région qui vient la calmer est moins efficace.»

Quand la peur du lendemain ruine totalement le moment présent, il y a lieu de se poser des questions. «On peut avoir des images de fin du monde qui nous assaillent en plein milieu d’un souper entre amis, explique Anne-Sophie Gousse-Lessard. Plus on essaie de nier ces pensées intrusives, plus elles reviennent en force. On peut finir par décliner les invitations, par ne plus tirer de plaisir à rien. L’écoanxiété chronique peut aller jusqu’à la “dépression verte” et aux pensées suicidaires.»

Je t’aime, mais tu me rends fou!

Comment réagissent les écoanxieux quand leurs proches ne sont pas au diapason avec leurs convictions vertes? Ont-ils envie d’arracher la tête de leur collègue si elle arrive avec un café jetable greffé à la main?

Krystel Papineau se souvient d’une fois où sa mère avait acheté des vêtements faits en Chine pour ses deux petits-enfants: « C’était fait avec amour; donc, j’ai fermé les yeux… mais j’ai quand même fait le calcul de l’impact environnemental dans ma tête! Je ne veux pas contaminer mes proches par ma peur. J’essaie plutôt d’incarner le changement que je voudrais voir, sans porter de jugement ni mettre de pression.»

Écoanxieuse à ses heures, Amélie Côté a instauré la notion de territoire pour éviter les tensions avec son entourage: «Chez moi, on suit mes règles, mais quand je vais chez les autres, je m’adapte.

Si je vais dans une rencontre de famille et qu’il y a de la vaisselle jetable, je vais simplement prendre une assiette dans l’armoire, mais sans obliger tout le monde à faire de même.»

Et en amour? Si notre douce moitié achète des fraises non biologiques par inadvertance, est-ce un motif de rupture? « Quand j’ai rencontré mon conjoint, il avait un bateau, se souvient Krystel en riant. Je capotais un peu, mais je suis tombée amoureuse malgré tout!» Au fil des ans, le couple a fait de nombreuses concessions pour que Krystel puisse s’investir dans un projet environnemental qui lui tenait à cœur: « Mon conjoint comprend à quel point c’est important pour mon équilibre. C’est fou le chemin qu’il a parcouru en 13 ans – ses résolutions vertes sont teintées par l’amour qu’il me porte. Bon, je trouve que son déodorant chimique est dégueu, mais je ne contrôle pas sa vie non plus!»

L’action comme premier remède

Quand on souffre d’écoanxiété, vivre d’espoir et d’eau fraîche ne suffit pas. Il faut passer à l’action, sentir qu’on s’inscrit dans le mouvement. Les résolutions qui donnent des résultats concrets sont particulièrement efficaces: «Si on suit le mode de vie zéro déchet, on voit fondre le contenu du sac de poubelle à la fin de la semaine», note Catherine Raymond.

Des militants bien connus sont des écoanxieux qui ont transformé leur angoisse en action: «Je veux que vous paniquiez, je veux que vous ressentiez la peur qui m’habite chaque jour», a lancé Greta Thunberg aux dirigeants du monde réunis à Davos.

Être en cohérence avec ses valeurs, ça fait du bien. Mais il faut aussi ouvrir les soupapes si on ne veut pas exploser! Méditer, pratiquer le yoga, lire de la fiction, aller danser… Il faut mettre en place des stratégies quotidiennes pour maintenir un bon équilibre de vie, pour ne pas se laisser submerger par la cause et s’oublier dans le tourbillon. «Quand je suis dans une bonne passe, je réponds aux commentaires dans les réseaux sociaux, explique Krystel Papineau. Je partage des lectures crédibles, j’incite les gens à s’informer. Mais quand il a été annoncé au printemps dernier qu’un million d’espèces animales et végétales étaient menacées d’extinction, j’ai dû prendre une pause d’actualité. C’était trop pour moi.»

Il y a des hauts et des bas, ce sont des phases normales: «Le fait de vivre de l’écoanxiété ne veut pas dire qu’on a perdu espoir, assure Amélie Côté. Je ne ferais pas tout ce que je fais si je croyais la cause perdue.»

L’écoanxiété ne se guérit pas, mais elle se gère. En acceptant parfois de travailler un peu moins. En reconnaissant qu’on ne peut pas tout faire. Oui, il faut parfois s’éloigner de la cause pour y revenir plus fort. Parce que la lutte contre les changements climatiques, ce ne sera pas un sprint, mais un long marathon. Et on aura besoin que tout le monde soit debout.

Avoir un enfant sur fond d’apocalypse?

Il est difficile de se projeter dans l’avenir quand la planète se dégrade sous nos yeux. Certains jeunes adultes refusent de fonder une famille dans ce climat anxiogène. D’autres décident tout de même
de faire le saut.

Témoignages & confidences

«Je n’ai pas d’enfant et, oui, les changements climatiques faisaient partie de ma réflexion. Il y a quelque chose de terrorisant à l’idée de se visualiser dans 80 ans… Où en serons-nous? Ce n’est pas un contexte facile pour imaginer des enfants grandir.»
Amélie Côté

«Si je devais prendre une décision aujourd’hui, je n’aurais sans doute pas d’enfant, même si je vois chaque jour que la maternité m’apporte un immense bonheur. J’aurais peur de ne pas pouvoir leur apporter la sécurité à laquelle ils ont droit. Déjà, il y a huit ans, j’avais ces préoccupations.»
− Krystel Papineau

«Je comprends la réflexion des jeunes qui choisissent de ne pas avoir d’enfant, mais pour moi, le désir de fonder une famille était le plus fort. J’ose croire que mes enfants feront davantage partie de la solution que du problème. Je crois aussi que ce n’est pas juste une question de quantité de ressources, mais de meilleure gestion de ces ressources. Même si on préconisait la dénatalité, ça ne donnerait rien si on reste dans un système capitaliste qui vise la croissance infinie. On irait droit dans le mur, mais juste plus lentement. Oui, je ressens une plus grande vulnérabilité depuis que j’ai des enfants, une plus grande responsabilité aussi. Je n’ai pas le droit de perdre espoir.»
− Anne-Sophie Gousse-Lessard