Dans les eaux turquoise des caraïbes, des dauphins escortent un voilier de 73 pieds sur sa route entre Antigua et Aruba. Une scène paradisiaque, peut-être trop belle pour être vraie. Sur le pont, Marena Brinkhurst remonte un chalut métallique en forme de raie manta. Puis, armée d’une pince à épiler, la brunette trie minutieusement la prise du jour dans une passoire. «On peine à différencier les dizaines de particules de microplastique des petites créatures marines», constate la Néo-Écossaise de 32 ans, qui se trouve pourtant à des milles nautiques du rivage.

«Le plastique est partout!» déplore-t-elle, après avoir navigué 10 jours dans cette mer de confettis multicolores en novembre 2019. Cette gestionnaire de projets pour une plateforme californienne de cartographie participait à l’un des nombreux voyages en mer d’eXXpedition, une organisation exclusivement féminine – comme le révèle la paire de chromosomes X inscrite dans le nom –, qui compte des scientifiques, des documentaristes, des directrices d’entreprise.

Entre terre et mer           

Depuis 2014, eXXpedition documente la crise mondiale du plastique. À bord d’un voilier, plus de 180 femmes de 40 nationalités différentes ont sillonné les océans, et notamment les gyres océaniques majeurs de la planète, ces gigantesques vortex formés de courants contraires où s’accumulent les déchets. «Peu importe où vous vivez dans le monde, vos poubelles finissent leur course dans les gyres, qui sont interconnectés», explique Marena à l’aide d’une carte interactive qu’elle a conçue après son périple. Une preuve de plus que cette catastrophe écologique prend de l’ampleur chaque jour.

Aujourd’hui, les chasseuses de plastique, comme Marena, ne sont plus en mer, elles sont sur terre. Le bateau d’eXXpedition est à quai. Impossible de voyager en toute sécurité depuis le début de la pandémie: le coronavirus a tué près de 2,5 millions de personnes sur la planète, et les frontières ferment les unes après les autres. Pas question de baisser les bras pour autant. «Nous lancerons une vaste étude dans plusieurs pays pour analyser les conséquences de la COVID-19 sur l’environnement. On peut s’attendre à trouver beaucoup de masques jetables, de gants en latex et d’autres objets à usage unique. Nous voulons connaître la source exacte des débris», raconte Emily Penn, cofondatrice d’eXXpedition. Comment? En mettant à contribution les anciennes navigatrices, qui récolteront des échantillons sur les berges de leur propre pays, et en formant de nouvelles ambassadrices.

Au nombre des navigatrices qui ont déjà fait un voyage en mer avec eXXpedition, il y a la Québécoise Karine Therrien, originaire de Saint-Hyacinthe. Cette enseignante au secondaire, mère de quatre enfants, a exploré le gyre du Pacifique Nord en 2018, aussi baptisé le «7e continent» (celui du plastique), dont la superficie correspond au tiers de celle des États-Unis. «On a eu beaucoup de vagues. Les premiers jours, j’ai été malade, raconte-t-elle dans un rire pétillant. Après cinq jours de voile à partir d’Hawaï, j’ai vu flotter sur l’eau un siège de toilette entier! Puis, une chaise de patio jaune! Il n’y a toutefois pas d’île de plastique comme on se l’imagine. Le gyre est plutôt une immense soupe de particules de moins de 5 millimètres», explique la détentrice d’une maîtrise en génie agroenvironnemental. La lutte contre le plastique, c’est devenu son dada.

Parmi les nouvelles ambassadrices, Melissa Donich, une jeune trentenaire qui a laissé son appartement pour aller vivre sur un bateau près de Victoria, en Colombie-Britannique. À défaut de naviguer avec eXXpedition – pour le trajet prévu entre Fidji et Vanuatu –, Melissa, qui a fondé l’ONG Drop the Plastic, participera à des ateliers en ligne offerts par les membres de l’équipage. «C’est une occasion en or pour moi d’apprendre de leurs expériences et de créer des liens avec d’autres femmes partout dans le monde», se réjouit-elle. Cet été, elle compte organiser des activités de nettoyage des plages de la côte ouest du Canada.

««Peu importe où vous vivez dans le monde, vos poubelles finissent leur course dans des gyres, qui sont interconnectés.» - Marena Brinkhurst, participante d’eXXpedition Round the World. »

Eleanor Church/Exxpedition

Des fragments de plastique recueillis dans l’océan Pacifique entre Hawaï et Vancouver.

À bord d’un voilier

Tout ce qui a été appris et vécu au quotidien à bord du voilier servira à former les recrues. Lors des expéditions précédentes, les spécialistes bénévoles ont aidé à cartographier l’état des océans. En plus de s’occuper de la navigation, de cuisiner et d’entretenir le bateau, les participantes ont recueilli des échantillons dans l’eau, l’air et les sédiments. Le microplastique a ensuite été analysé à l’aide d’un microscope, caractérisé, étiqueté et entreposé dans la cale du bateau. Quand celui-ci accostait, l’équipage n’avait pas le temps de se faire bronzer. «Sur une plage, nous avons ramassé des brosses à dents et des briquets jetés à la poubelle par des gens qui ne savent pas que leurs déchets aboutissent des milliers de kilomètres plus loin», témoigne Sheri Lee Bastien, professeure en santé publique née en Ontario.

Au cours des dernières années, eXXpedition a récolté des milliers de morceaux de plastique qui sont actuellement analysés dans des laboratoires scientifiques. «Qu’est-ce qui se retrouve en mer? Les pneus de nos voitures? Les fibres de nos vêtements? L’équipement de l’industrie de la pêche?» demande Emily Penn. Sous l’effet du soleil, du vent et des vagues, le plastique se brise en mille morceaux, à l’image des coquillages émiettés sur les plages. «Le plus dangereux, c’est tout ce qu’on ne voit pas à l’œil nu», ajoute-t-elle. Car ramasser une bouteille de plastique qui flotte est beaucoup plus simple que de filtrer l’eau des océans.

Un danger pour la santé des femmes

«En 2014, je suis allée passer un test pour savoir si les composantes toxiques utilisées dans la production de plastique se retrouvaient dans mon sang. Sur 35 produits testés, 29 étaient présents», se souvient Emily Penn. Plusieurs d’entre eux sont des perturbateurs endocriniens qui imitent les hormones et déstabilisent ainsi l’équilibre chimique du corps. Inquiétant, en particulier pour les femmes enceintes, qui peuvent aussi transmettre ces polluants au bébé à la naissance. «Je me suis dit: “Wow! C’est un enjeu qui touche spécifiquement les femmes”, raconte-t-elle. Pourquoi ne pas l’aborder avec une équipe exclusivement féminine?»

Petits ou gros, les morceaux de plastique libèrent des produits organiques persistants, comme le bisphénol A. Ils voyagent sur de longues distances et prennent une éternité à se dégrader. Ces polluants toxiques, qui sont avalés par les animaux, remontent la chaîne alimentaire et font leur chemin jusque dans notre assiette. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, «l’exposition humaine, même à de faibles niveaux, peut entraîner, entre autres, un risque accru de cancer, des troubles de la reproduction […] et une augmentation des malformations congénitales».

Le constat est alarmant. Or, rares sont les recherches scientifiques sur l’impact du plastique sur la santé des femmes. «Nous avons besoin de plus de femmes en science», plaide la photographe Nikkey Dawn. Cette femme de 34 ans souffre d’endométriose, une maladie très douloureuse – encore trop peu connue – causée par la présence de cellules de l’endomètre à l’extérieur de l’utérus. «C’est peut-être lié aux perturbateurs endocriniens. Rien ne le prouve encore sur le plan scientifique, mais j’aimerais avoir des réponses. Je suis peut-être infertile», confie Nikkey, qui a navigué de Vancouver à Seattle avec eXXpedition en juillet 2018.

««L’être humain fera toujours des choix utiles ou faciles. Nous sommes des êtres d’habitudes. c’est pourquoi l’industrie doit offrir des solutions durables pour changer le comportement des consommateurs.» – Sheri Lee Bastien, sociologue»

Eleanor Church/Exxpedition

La cofondatrice d’eXXpedition Emily Penn sur le voilier de recherche scientifique de Round the World.

Que faire?       

Chaque minute, l’équivalent d’un camion à ordures rempli de plastique est déversé dans l’océan. Si rien n’est fait, le poids du plastique pourrait surpasser celui des poissons d’ici 2050, selon une étude de la Fondation Ellen MacArthur. «Du plastique a été recensé des régions polaires aux tropiques, à la surface de l’océan comme en profondeur», précise la directrice scientifique d’eXXpedition, la Dre Winnie Courtene-Jones, de l’Université de Plymouth, en Angleterre. Les microplastiques – notamment les microbilles présentes dans les produits de beauté comme les désincrustants et les dentifrices – «sont extrêmement difficiles à éliminer dans l’environnement. Arrêter la production de plastique à la source serait la solution la plus efficace», affirme cette spécialiste en plastique marin. En théorie, oui. Mais est-ce réaliste?

À notre échelle, apporter sa tasse de café, ses ustensiles en bambou, son sac en coton bio ou acheter son riz en vrac sont de bien bonnes habitudes. N’empêche, chaque année, les Canadiens jettent plus de 3 millions de tonnes de déchets de plastique, selon les chiffres du bureau du premier ministre Justin Trudeau. Celui-ci a d’ailleurs promis de bannir les produits de plastique à usage unique d’ici la fin de 2021, dont les pailles. «Ce n’est pas assez pour lutter contre le plastique. D’une province à l’autre, les villes adoptent des règles différentes», lance Melissa Donich.

Pas de solution miracle       

Difficile d’être zéro déchet. Les épiceries ont beau bannir les sacs de plastique, les patates douces sont parfois vendues dans une barquette de styromousse. «Devant les étagères de produits suremballés, je fais de l’écoanxiété», confie Karine Therrien, qui profite de chaque occasion pour sensibiliser ses étudiants. En plus, seulement 10 % du plastique fabriqué dans le monde est recyclé, d’après les récentes données de L’Atlas du plastique, publié par la fondation allemande Heinrich Böll. «L’être humain fera toujours des choix utiles ou faciles. Nous sommes des êtres d’habitudes. C’est pourquoi l’industrie doit offrir des solutions durables pour changer le comportement des consommateurs. Nous devons accélérer la cadence. Le temps presse», rappelle la sociologue Sheri Lee Bastien.

La solution miracle n’existe pas, «mais il y a des centaines de solutions», croit Emily Penn, qui a lancé Shift (shift.how), une plateforme collaborative en ligne qui liste des solutions pour réduire la pollution plastique. Déjà, les idées abondent: interdire aux pays d’exporter leurs déchets plastiques, demander aux gouvernements de changer les lois, enseigner aux enfants quel est l’impact de la crise du plastique, utiliser du shampooing en barre ou encore adopter les coupes menstruelles. «Le plastique est devenu un sujet à la mode, et c’est tant mieux! Mais malgré une prise de conscience phénoménale, il n’y en a jamais eu autant dans nos océans», reconnaît cette militante, qui chasse le plastique depuis 12 ans. Est-elle submergée par l’ampleur de la crise? «Il n’y a qu’une seule question à se poser, répond-elle. Est-ce que je peux m’en passer?» Car le déchet de plastique le plus facile à gérer est celui qui n’a jamais existé.

SPERRY/EXXPEDITION

Nettoyage d’une plage à Antigua, dans les Caraïbes.

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Photo principale: La Québécoise Karine Therrien participe à la navigation sur le pont du voilier.