La voiture roule depuis plusieurs heures déjà. Dagmara* a suivi un entraînement presque militaire pendant plusieurs mois dans les montagnes du Caucase. Sa veste est remplie d’explosifs. Elle est prête à se faire exploser dans un lieu public de Moscou. Un de ses cousins a déjà commis un attentat-suicide dans la capitale russe; elle est la prochaine sur la liste.

«J’étais heureuse que ma vie de merde se termine d’une manière glorieuse, en emportant avec moi des ennemis russes et chrétiens orthodoxes», raconte Dagmara.

La jeune femme s’endort dans la voiture. Le trajet est long entre la Tchétchénie – république de la Fédération de Russie enclavée entre la mer Caspienne et la mer Noire – et Moscou. À son réveil, elle réalise avec surprise qu’elle n’est plus en Russie, mais plutôt en Biélorussie, pays où elle a passé une partie de son adolescence et où vivent son père, kurde, et sa mère, tchétchène. La voiture a été déviée sur les ordres de son père, un militaire qui a beaucoup de contacts et qui a découvert les plans de sa fille. Et la bombe n’a pas explosé.

Dagmara boit une gorgée d’eau et esquisse un sourire. Ses cheveux colorés sont attachés en une courte queue de cheval. Elle est menue et elle rit beaucoup. Elle porte une tenue d’été légère qui laisse voir ses nombreux tatouages: un chat, un cactus mexicain, un texte en sanskrit, des mandalas. Difficile de croire qu’il y a 10 ans, cette jeune femme lumineuse est passée tout près d’être kamikaze. Comment en est-elle arrivée là?

Apprentie terroriste à 15 ans

À l’adolescence, Dagmara est une élève brillante. Elle a déjà vécu dans plusieurs pays et parle plus de cinq langues. Elle gagne des concours de littérature en russe, sa langue seconde. Elle s’intéresse à l’histoire de la Russie et se plonge dans la lecture du Coran. Elle est première de classe, mais, à l’intérieur, elle bouillonne de colère.

Depuis l’enfance, elle est trimballée d’un pays à l’autre en raison du travail de son père. Elle est isolée et n’a pas d’amis. Son père boit, ses parents se disputent sans arrêt. Ses lectures sur la Russie lui font prendre conscience des injustices commises en Tchétchénie, région d’où sa mère est originaire. «À 15 ans, je me sentais différente des autres et je causais beaucoup de problèmes. J’écrivais des poèmes religieux et suicidaires», se souvient-elle. 

Elle rejoint des membres éloignés de sa famille en Tchétchénie, avec l’accord de ses parents. Dans les montagnes du Caucase, elle adhère rapidement à une cellule terroriste qui souhaite libérer la région du joug russe. Avec une trentaine de jeunes âgés de 15 à 30 ans, elle apprend le maniement des armes et suit un entraînement physique rigoureux. Elle participe à des discussions sur l’histoire, la politique et l’islam. Elle est prête à mourir pour la cause tchétchène.

Le drame tchétchène

Dans les années 2000, la Russie est secouée par plusieurs attentats terroristes commis par des indépendantistes tchétchènes. En 2002, par exemple, une quarantaine de terroristes prennent en otage plus de 900 spectateurs dans le théâtre Doubrovka, à Moscou, et exigent le retrait des troupes russes de leur territoire. Plus d’une centaine de personnes sont tuées par le gaz (fentanyl) vaporisé par les forces spéciales russes. Les femmes kamikazes tchétchènes, qualifiées de «veuves noires», sont omniprésentes dans ces attentats.

La radicalisation politique et religieuse de certains groupes tchétchènes fait suite aux deux guerres de Tchétchénie, qui ont décimé la population entre 1994 et 2009. L’armée russe envahit la Tchétchénie, stratégique pour le transport d’hydro- carbures, lorsque cette dernière déclare son indépendance. Bombardements aveugles, emprisonnements arbitraires, exécutions sommaires, torture, viols de femmes aux points de contrôle, pillages et demandes de rançon: les exactions com- mises par l’armée russe contre les civils sont multiples, selon un rapport d’Amnistie Internationale. Plus d’une personne sur dix de cette nation musulmane du nord du Caucase est tuée pendant la guerre, point culminant d’un siècle marqué par l’occupation et la violence. 

Déjà au 19e siècle, l’Empire russe avait annexé le nord du Caucase malgré une farouche résistance des Tchétchènes. Ces derniers font partie des peuples qui ont été tués ou déportés dans des conditions désastreuses vers l’Empire ottoman, tandis que des colons russes orthodoxes s’installaient sur les terres fertiles de la région. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la population tchétchène a été faussement accusée de collaborer avec l’Allemagne nazie; elle a été massivement déportée dans des wagons à bestiaux vers les steppes d’Asie centrale. Des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie dans le transport; des milliers d’autres ont été forcées de travailler dans des mines.

Encore aujourd’hui, la Tchétchénie doit toujours composer avec la pauvreté, la violation des droits de l’homme et un climat d’impunité. Un islamisme radical d’influence wahhabite s’est enraciné dans la région. De nombreux Tchétchènes ont d’ailleurs rejoint les rangs de l’État islamique. Les anciens rebelles sont aussi convoités sur le marché mondial des mercenaires; ces derniers sont présents dans des pays comme l’Ukraine, l’Irak et la Syrie.

«Dès qu’on montre une femme agissant violemment, on pense qu’elle n’a pas réfléchi aux conséquences de ses actes, qu’on a profité d’elle et on la considère comme une innocente politiquement et une enfant.»

Changer de vie

Après son attentat avorté, Dagmara recommence l’école, en Biélorussie. Contrairement aux femmes de ce pays, elle porte une burqa, un voile intégral islamique qu’elle considère comme un «mur de protection» face au monde extérieur. Mais loin d’assurer sa sécurité, le voile fait d’elle une cible: elle est attaquée par un groupe de néonazis et hospitalisée pendant plusieurs mois.

Avec le temps, Dagmara sort toutefois de sa coquille et commence à se faire des amis. Ses pensées se transforment. Elle apprend qu’un de ses musiciens préférés a été tué dans un attentat commis par un membre de sa cellule terroriste. «Quelque chose à l’intérieur de moi s’est brisé et est tombé; c’était peut-être mon cœur, dit-elle. Une vague de regrets, de tristesse m’a frappée; j’ai réalisé à quel point j’étais dans l’erreur. Quand j’ai vu cette nouvelle, j’ai réalisé que nous n’avions tué aucun des responsables [des crimes en Tchétchénie], nous avions tué des musiciens, des jeunes, des gens qui ne savaient rien de nous. J’ai aussi perdu mes cousins [morts pour la cause tchétchène], j’ai senti un vide. Je me suis empoisonnée de rage pour rien.»

Femmes et terreur 

«Dès qu’on montre une femme agissant violemment, on pense qu’elle n’a pas réfléchi aux conséquences de ses actes, qu’on a profité d’elle et on la considère comme une innocente politiquement et une enfant», fait observer Johanna Masse, candidate au doctorat en science politique de l’Université Laval, spécialisée dans le processus de radicalisation des femmes. «Sinon, on estime que cette femme refuse sa “nature féminine” et qu’elle devient une sorte de monstre», dit-elle, en rappelant que la femme est souvent associée à des stéréotypes tenaces liés à la paix et à la maternité. 

Pourtant, les femmes comme Dagmara ont, de toutes les époques, adhéré à des causes politiques ou religieuses faisant appel à la violence. Des centaines d’Occidentales – y compris des Québécoises – ont grossi les rangs de l’État islamique en Syrie. Des femmes font partie d’organisations comme les Tigres tamouls du Sri Lanka, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ou le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En Afrique, ce sont des femmes qui ont mené la plupart des attaques-suicides revendiquées par Boko Haram, selon des données analysées entre 2011 et 2017 par l’organisme de recherche américain Combating Terrorism Center.

«On n’écoute pas les femmes tout le temps; il faut rendre audibles les raisons pour lesquelles elles sont impliquées [dans ces organisations terroristes]», croit David Morin, codirecteur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent. 

«Il n’y a pas un profil type de terroriste, mais plutôt une grande diversité de parcours de radicalisation», précise-t-il. Pour offrir des stratégies individualisées et adéquates de réintégration dans la société, il faut, à son avis, considérer davantage la diversité des expériences de radicalisation des femmes. Il ajoute que beaucoup de femmes ont vécu des violences à caractère sexuel au sein des organisations terroristes; cette violence subie doit être prise en compte dans les stratégies de réintégration.

Pour l’instant, plusieurs pays occidentaux, dont le Canada, refusent de rapatrier leurs ressortissants et ressortissantes djihadistes, et leurs enfants – une politique d’évitement qui pourrait aggraver la situation à long terme, selon le chercheur: «Sur le plan de la sécurité nationale, si on laisse ces enfants dans ces camps [au Moyen-Orient], où il y a encore des réseaux de radicalisation, on est en train de s’assurer de laisser grandir une nouvelle génération de djihadistes, craint-il. La réintégration [dans la société] est pourtant possible.»

En bikini sur la plage, pouffant de rire sans arrêt entre les regards tendres de son amoureux et les cabrioles de son chien, Dagmara semble illustrer un exemple réussi de déradicalisation. La jeune femme de 27 ans vit à présent dans un autre pays et souhaite réaliser un film documentaire. Elle est devenue tatoueuse professionnelle; c’est d’ailleurs elle qui a fait la plupart de ses tatouages. Elle fume du cannabis lorsqu’elle injecte de l’encre sous la peau de ses clients: «de cette façon, je ne suis pas affectée par leur douleur», confie celle qui, après avoir planifié un attentat, a maintenant peur de faire mal avec ses aiguilles. Dagmara sourit, rayonnante. Après tout, il est possible de changer, pour le pire… ou pour le meilleur. 

*Le prénom réel de cette jeune femme a été modifié pour protéger sa sécurité.

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