Le tour de l’Europe en sac à dos, les rencontres fortuites dans les dive-bar, le sexe dans une autre langue, les trains la nuit, les plages à l’aube, le rosé dans le sable, les jambon-beurre dans le parc, l’hiver à Bali, le yoga le samedi, les chiens errants, les bols smoothies, les Corona d’après-midi, les flirts entre deux coups de soleil, les cheveux qui blondissent, les freckles qui s’invitent, les amies en maillots de bain… Ce sont des bonheurs simples de voyage, et la liste pourrait s’étirer à l’infini.

Mais malgré tout ça, je n’aime pas voyager.

Et chaque fois que je rassemble assez de courage pour l’affirmer publiquement, devant des amis, des citoyens du monde, des tripeux d’escales et de Tarmac, de fuseaux horaires et de duty free, j’ai la même réaction : un regard de mépris, quelques longues secondes de malaise, des angles de sourcils qui trahissent une incompréhension totale, comme si j’étais un ovni, ou pire, une femme des temps modernes dénuée de curiosité et d’ouverture sur le monde.

Je n’aime pas voyager et ça rend tout le monde inconfortable. Mais ma réticence face au voyage est plus complexe qu’un banal manque d’intérêt. Elle me vient d’une anxiété généralisée, d’une écoanxiété grandissante, d’un malaise face à mes multiples privilèges. À force de m’assumer comme fille-qui-préfère-rester-chez-elle, je découvre, plus souvent qu’autrement, que l’engouement autour du voyage est parfois moins reluisant, moins unanime même, que je ne l’aurais pensé. Je ne suis pas si alien que ça, finalement.

Quand je voyage, tout est une source d’inconfort: les déplacements, les transitions, les nuits, l’inconnu, l’attente, la nouveauté, les imprévus. Je suis une femme de routine qui a besoin de calme et de constance, de silences et de petits rituels. Quand on me sort de cette sécurité, j’en perds ma capacité à m’émerveiller.

À l’aube d’un périple à l’étranger dans le cadre de mon travail, je dors mal la nuit, j’anticipe le pire, j’analyse l’itinéraire, je combats l’envie de m’inventer une urgence qui m’empêcherait de devoir partir, parce que me déplacer dans un autre pays, aujourd’hui, implique aussi, selon moi, son lot de petites violences et de doubles standards.

On prend l’avion alors que la planète en arrache (pour ne pas dire qu’elle meurt à grand feu). On se rassure en s’achetant des crédits carbone sans jamais savoir si ça change réellement quelque chose. On contribue à détruire les plus beaux endroits du monde avec notre tourisme de réseaux sociaux. On valorise l’esthétique de notre fil Instagram au détriment de la nature et de la préservation des lieux sauvages. On profite des richesses des pays qu’on visite sans trop s’attarder aux humains qui les habitent et à notre impact sur leur milieu de vie.

En tant que grande anxieuse, je suis incapable de boucler ma valise sans assombrir la joie de partir avec cette longue liste de raisons qui devraient me convaincre de rester chez moi. C’est peut-être fataliste, et je l’ai reçu maintes et maintes fois, le contre-argument des effets bénéfiques du tourisme sur les communautés qu’on visite, mais le malaise persiste en moi.

Est-ce que c’est normal d’alimenter ma peur du voyage pour me convaincre que je fais la bonne affaire de ne pas être une globe-trotter? Est-ce que je devrais m’écouter ou est-ce que je devrais plutôt vivre le moment présent, sac sur le dos, passeport en main, sans penser aux conséquences de mes déplacements, de mes envies de sensations fortes et de paysages nouveaux? Comment s’ouvre-t-on sur le monde quand on veut protéger notre planète tout autant que notre santé mentale?

Chère Sarah-Maude,

Ta lettre est tout à fait d’actualité. Dans une ère marquée par des changements climatiques alarmants et par la mondialisation, il est très complexe de concilier nos besoins avec nos valeurs et notre désir de limiter notre impact sur le monde. 

À ce sujet, ta lettre dénote une belle sensibilité. La sensibilité est une grande force; elle ouvre les portes de la créativité et nous garde attentifs aux autres et à soi-même. Mais être sensibles, c’est aussi être plus facilement dérangés par les inconforts internes que suscitent les émotions désagréables. Le fait de vivre ces inconforts plus intensément que d’autres peut nous donner envie de rester sous la couette, à l’abri des stimuli externes, ou de nous réfugier dans une routine rassurante, ce qui permet à des comportements d’évitement de s’immiscer dans notre vie. Outre les considérations éthiques extrêmement valables que tu soulèves et sur lesquelles nous reviendrons, je crois qu’il serait pertinent de faire un peu d’introspection pour savoir si ton aversion du voyage ne serait pas liée à un évitement des émotions désagréables.

Les études en psychologie démontrent que le fait d’éviter les émotions désagréables nourrit l’anxiété. Il la diminue sur le coup, et bien qu’il récompense notre décision en nous procurant un soulagement temporaire, il nous pousse à éviter davantage ce qui nous a rendus anxieux. Ce faisant, on envoie à notre cerveau le message qu’il y avait un danger réel, alors que ce n’est généralement pas le cas, ce qui nourrit le cercle vicieux qui nous pousse à craindre des situations et des expériences émotionnelles inconfortables. Et quand on est guidés par la peur, on a tendance à prioriser la réassurance immédiate. Mais on risque alors de perdre le contact avec ce dont on a vraiment besoin ou envie.

Bien entendu, toi seule sais si ta décision de ne pas sortir de ton confort habituel est liée à de l’évitement ou s’il s’agit d’un choix que tu as fait en te respectant et en agissant en accord avec tes valeurs (ou les deux). Apprivoiser les émotions désagréables et la nouveauté, qu’on devra inévitablement affronter au cours de notre vie, c’est prendre soin de sa santé mentale. Cela doit-il nécessairement passer par le voyage? Certainement pas. Cependant, la seule façon d’apprivoiser nos craintes, c’est de s’y exposer graduellement.

Pour s’aider, lorsqu’une émotion monte en nous, on devrait prendre l’habitude de la nommer, puis d’observer – avec curiosité, et non avec appréhension – les sensations physiques qu’elle provoque en nous, comme si on les vivait pour la toute première fois. En notant ce qui se passe, sans poser de jugement, on pourra se rappeler que les émotions sont utiles et qu’elles indiquent un besoin, ce que l’anxiété nous fait souvent oublier.

La colère, par exemple, indique un besoin de se défendre, de s’affirmer, de mettre ses limites; la joie nous guide vers ce qui est bon pour nous.

Dans ta lettre, tu parles aussi d’appréhensions tout à fait valables face à l’avenir de la planète et aux conséquences de nos actions sur elle. Pour bien des gens, le voyage est une façon de se relaxer, de s’inspirer, de travailler leur ouverture d’esprit et leur capacité d’adaptation et, parfois, de faire un peu d’évitement (ce qui peut être sain, à petites doses). Cependant, si voyager entre en conflit avec tes valeurs, ta personnalité, tes besoins ou tes envies, je t’invite à t’écouter et à trouver ta propre façon de prendre soin de toi, de ta santé mentale et de la planète en te laissant guider par ta sensibilité et ta créativité pour trouver ton équilibre. Tu as parfaitement le droit d’être différente. Ta vision des choses, qui pourrait susciter des réflexions intéressantes chez les autres, mérite d’être partagée. Le monde a certainement besoin de gens qui, comme toi, sont sensibles aux enjeux sociaux et environnementaux. 

— Dre Sarah Bérubé, psychologue

Sarah-Maude Beauchesne est scénariste, autrice et comédienne. 

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