Jeudi, 18 h 45. Vous rêvez d’un verre en bonne compagnie pour décompresser. Vous vous connectez à Facebook afin de lancer une invitation à quelques proches, pour vite vous apercevoir que ceux et celles qui risquent d’accepter (et que vous avez vraiment envie de voir) se comptent sur les doigts des deux mains, peut-être d’une seule. Que valent donc vos 137 autres «amis»?

«L’amitié est une notion à géométrie variable, affirme Fabien Loszach, sociologue spécialisé en communications numériques. Dans la vraie vie, on a quelques amis proches et une pléthore de connaissances. C’est la même chose dans le virtuel: les réseaux sociaux nous amènent à faire des ponts avec beaucoup de gens qu’on connaît peu. C’est ce qu’on appelle le bridging

Non, vous n’inviterez pas la collègue d’un ami à bruncher. Et les membres du groupe de course à pied avec lesquels vous échangez en ligne sur les bienfaits des chaussures minimalistes ne vous fourniront pas de l’huile de coude lors de votre prochain déménagement. Ce qui ne signifie pas que ces «amis» ne servent à rien. «Ces liens « faibles » sont plus riches qu’on le pense», poursuit Fabien Loszach, citant le sociologue Mark S. Granovetter, qui a publié en 1973 The Strength of Weak Ties. «D’abord, ils nous extraient de notre environnement habituel et nous amènent vers d’autres groupes d’individus, ce qui favorise la cohésion sociale et nous ouvre à d’autres perspectives, d’autres réalités. Il est aussi prouvé qu’on trouve plus souvent du travail grâce à une connaissance qu’à nos amis proches. On pourrait dire qu’en comparaison, l’amitié pure est presque contreproductive…», plaisante celui qui considère que la confusion entourant la nature de nos liens sur Facebook réside dans le terme «ami» imposé par l’équipe de Mark Zuckerberg.

Le téléphone intelligent, qui concentre plusieurs technologies, érode beaucoup plus nos relations intimes que les réseaux sociaux, pense Loszach: «Il amène une distance en s’interposant dans nos liens d’amitié. Même en présence physique d’un ami, je cherche à être connecté avec plein d’autres gens», note-t-il.

Commerce de proximité

Parallèlement au bridging, les réseaux sociaux favorisent aussi le bonding. Traduction: ils nous permettent d’être encore plus près de nos proches. Photos d’enfants, anecdotes du quotidien, indication du lieu où l’on passe la soirée, échanges en direct grâce à la messagerie privée: les moyens de nourrir nos vraies amitiés en ligne pullulent. «Cette proximité quotidienne rappelle un peu l’époque de nos 17 ans, quand on voyait nos amis tous les jours, ou qu’on discutait des heures au téléphone», souligne Fabien Loszach.

Et quand on habite loin des êtres qui nous sont chers, cette proximité permanente rend la distance plus supportable. Bénédicte, Française d’origine que l’amour a transplantée au Québec il y a 11 ans, entretient de riches relations à distance avec ses amies grâce à Facebook, Instagram, mais aussi Skype et Facetime. «On s’envoie des photos, des articles, on “chatte” aussi, à une heure où je me dis: “Nan, je peux pas appeler Sylvia, il est minuit en Bretagne!” Pourtant, elle est en ligne, bingo, on se raconte tout. Chaque fois que je prévois de rentrer en France, je crée un message de groupe, on fixe des dates, on décide chez qui on fait quoi, etc. Organiser l’anniversaire surprise d’une amie à Paris? Facile! Sur Skype, je peux passer deux heures à discuter en tête-à-tête. Ces moments partagés autrement font du bien, même si c’est quand on se voit qu’on se fabrique les souvenirs qui renforcent notre amitié», relate-t-elle.

Relation virtuelle, amitié réelle

D’autres ont réussi à développer des amitiés uniquement virtuelles qui n’en sont pas moins fortes. C’est le cas de Claude, résidente de Québec, qui a fait sur Facebook la connaissance de Svetlena, qui habite à Repentigny. En commentant souvent les mêmes articles, elles ont constaté qu’elles partageaient des idées sociales et politiques ainsi que des valeurs communes. Svetlena a fini par faire une demande d’amitié à Claude, et ce fut le début d’une relation qui n’a cessé de se resserrer. «Peu de temps après notre “rencontre”, j’ai eu de gros problèmes de santé, et au même moment, Svetlena est devenue sourde. Par conséquent, le téléphone n’était pas une option. En messagerie privée, on s’est donc confié des trucs très personnels, et on s’est échangé des mots de réconfort sincères. On fait encore des soirées, chacune avec un verre de vin près de son ordi, à se raconter nos vies. On s’envoie des cadeaux. C’est une amitié précieuse.»

Et dans ce type de relation épistolaire contemporaine, l’écriture joue le même rôle que dans les échanges de lettres d’autrefois: elle permet de mieux structurer sa pensée, de réfléchir avant de faire naître les mots, mais surtout d’atteindre un degré de profondeur, d’authenticité et d’intimité que la parole exclut souvent.

Un pied dans chaque monde

S’il y a du bon dans le réel autant que dans le virtuel, l’important, comme dans toutes choses, est de conserver un équilibre. «Si nos relations d’amitié ne deviennent que virtuelles, c’est problématique, affirme le psychologue Marc-André Dufour. Le ton et le non verbal sont des éléments importants de la communication. Et Facebook ne remplacera jamais le plaisir et les bienfaits de partager une activité avec quelqu’un.» Pour Chantal, qui fait du canot à glace depuis 10 ans, dont 5 avec la même équipe, les moments qu’elle passe avec ses coéquipières sont irremplaçables. «C’est une amitié à part, car on a vécu des choses très difficiles; le canot à glace est le sport le plus exigeant que j’ai jamais pratiqué. Ces quatre filles connaissent un côté de moi auquel peu d’autres personnes ont accès: l’adrénaline, le stress, l’instabilité… On est aussi devenues des amies intimes à force de se côtoyer autant. Quand on se voit, on ne parle pas que de canot et de stratégies, on discute aussi de nos enfants, de nos soucis au travail, de nos chums…»

Ce genre de contacts est sain. Comme l’a montré une étude menée par le psychiatre Robert Waldinger, de l’Université Harvard, les bonnes relations nous rendent plus heureux et en meilleure santé. «C’est un facteur de protection en santé mentale, mais aussi en ce qui a trait aux maladies, confirme Marc-André Dufour. Entretenir des relations entre humains, c’est un besoin fondamental qu’on porte en nous. Le film Cast Away illustre bien à quel point on a besoin d’exister à travers le regard des autres: en transformant son ballon Wilson en “ami”, le personnage joué par Tom Hanks parvient à maintenir sa santé mentale.»

Et pour bénéficier des bienfaits de nos relations, c’est leur qualité qui compte, et non leur quantité. Souvent, on n’a pas plus de trois ou quatre «vrais» amis. Normal: ces liens demandent de l’entretien, du temps, mais aussi une communauté d’affinités, d’intérêts, de valeurs qu’on ne trouve concentrées que chez une poignée de personnes. Ce sont des sortes d’âmes sœurs amicales, en somme.

Karine, qui est restée très proche de quatre filles avec qui elle a sauté à la corde au primaire et pris ses premières cuites au secondaire, considère que l’amitié de longue date se situe dans une catégorie à part. «Elle est pratiquement inconditionnelle: je sais que je pourrai toujours compter sur elles en cas de besoin, même si ça fait des mois qu’on ne s’est pas vues. Et chaque fois qu’on se retrouve, c’est comme si on s’était réunies la veille. On a les mêmes références, on partage des inside jokes depuis l’adolescence… Je peux toujours être moi-même avec elles.»

Qu’on se rassure, donc: les réseaux sociaux n’ont pas anéanti ce lien spécial qu’est l’amitié, qui s’avère aussi important (et souvent plus durable) que l’amour. «Nouer des rapports avec des centaines de personnes ne nous empêchera jamais d’aller prendre un verre avec nos amis», conclut Fabien Loszach. Mais il se peut fort bien qu’on règle les détails de ce rendez-vous… sur Facebook.

L’amitié dans la fiction

Séries télé

– Difficile de mieux célébrer l’amitié que l’a fait la série Friends (1994). On aurait tant aimé, nous aussi, faire partie de la bande de Rachel, Monica, Joey et les autres…

– Des trentenaires vivant à Montréal, et partageant les hauts et les bas de leur vie amoureuse et professionnelle, c’était ça, La vie, La vie (2001).

Girls (2012), c’est un portrait cru de la vie de quatre copines dans la vingtaine, qui galèrent à boucler leur budget et à trouver l’amour dans le Brooklyn d’aujourd’hui.

Films

– Dans Stand by Me (1986), quatre garçons de 12 ans profitent de l’été pour partir en quête d’un cadavre, mais découvrent surtout… la vie.

– Film culte du féminisme, Thelma & Louise (1991) raconte la cavale de deux flamboyantes brigandes.

– Dans la comédie romantique à l’humour décalé The F Word (2013), une amitié entre deux jeunes adultes, fille et garçon, surfe sur la mince frontière de l’amour.

Livres

Confessions d’un Gang de Filles (1993), de Joyce Carol Oates, concentre la fureur de vivre de cinq lycéennes des années 1950 qui forment le gang Foxfire, assoiffé de vengeance et féru de délits.

– Deux amis que tout sépare tiennent la vedette des Cerfs-Volants de Kaboul (2003), de Khaled Hosseini: Amir, fils d’un riche commerçant pachtoun, et son domestique Hassan, un jeune chiite.

– Dans la populaire saga L’Amie Prodigieuse (2014) d’Elena Ferrante, on suit deux amies issues de familles pauvres, nées à Naples dans les années 1940, dont les routes divergent et se recoupent parfois.