Il faut dire que cette particularité nord-américaine est loin de faire l’unanimité. Personnellement, le bruit de fond des grandes tablées de mon enfance était un continuel débat politique et religieux enveloppé d’une épaisse fumée de cigarette. J’ai maintenant des opinions compliquées et probablement les poumons scrap.

Doit-on débattre à table ou s’en tenir à des conversations consensuelles? Il n’y a pas de réponse simple, mais il y a des ouvrages, des épisodes de podcasts et de longues discussions en ligne à ce propos qui expliquent pourquoi c’est compliqué.

Est-ce tabou de n’avoir aucun intérêt pour les sujets chauds et les questions d’actualité? On peut certes considérer que c’est impoli d’imposer un débat à des participants captifs d’un repas sept services. Ce n’est pas comme s’il manquait de sujets de conversation à la fois intéressants et favorables à la bonne entente.

D’un autre côté, le désintérêt est un privilège souvent réservé à ceux qui ne sont pas touchés par ce qui est matière à débat. Il est rare que les enjeux dont on ressent l’impact au quotidien nous laissent indifférents.

Mais en même temps, un souper de famille, ce n’est pas un sommet de l’ONU. Il n’y a pas de protocole de représentation ni de distribution de la parole. La conversation est à la merci des inspirations individuelles et des dynamiques familiales. Des tensions dormantes depuis des années peuvent ressurgir sans invitation. Et pour peu que le taux d’alcool suive la courbe du taux directeur de la Banque du Canada, c’est des plans pour que Nez Rouge doive s’improviser Casque bleu.

Il y a des sujets qui sont des plaies ouvertes, des personnes qui sont incapables de discuter et des différends qui sont inconciliables. Il faut parfois décréter l’armistice pour se rendre au dessert.

Les plus habiles savent comment faire bifurquer la conversation en faisant un lien subtil entre ce qui soulève les passions et ce qui pique la curiosité et invite à l’écoute. En d’autres mots: servir un potin juteux entre deux services.

Pour les amateurs de chaos, il y a l’option de feindre des positions satiriques sur des thèmes polarisants. 

«Ce que je pense du titre Mx pour les profs non binaires? Je pense que tous les titres sont un outil de la bourgeoisie pour dominer le prolétariat.»

À ne pas tenter sur la parenté réactionnaire ou cardiaque. Et finalement, pour les adeptes de l’évitement, la meilleure issue consiste à s’inviter à la table des enfants pour essayer de décoder la signification obscure de l’expression virale «quoicoubeh».

Au café du village, où je m’installe pour écrire certains matins de la semaine, une tablée d’hommes, la plupart retraités, est souvent réunie pour discuter. Ils vantent les succès de leurs petits-enfants, prennent des nouvelles de la thermopompe de l’un et de la chirurgie au genou de l’autre, et échangent des points de vue sur l’actualité de l’heure entre deux tranches de vie.

J’aime beaucoup les écouter. Pour moi, c’est autour de ces tables garnies de café, de thé et de douceurs pour le palais que prennent place les dialogues les plus importants dans la société. C’est là qu’on fait l’effort de tendre l’oreille aux opinions différentes des nôtres, parce qu’elles nous viennent de la bouche de gens qu’on estime et qui nous estiment en retour. Les débats officiels en politique et dans les médias sont cruciaux, mais sans les connexions humaines, les idées ne voyagent plus. Et de toute façon, l’histoire récente nous a montré que les propos réactionnaires qu’on se garde de réfuter à la table finissent par nous faire honte dans la section des commentaires sur les réseaux sociaux.

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