C’est dans un café, à Montréal, que j’ai fait la connaissance de Guy. On a tout de suite sympathisé et, au fil de la conversation, il m’a confié son rêve le plus cher: faire le tour du monde en voilier. Mais plus j’entendais parler de ce projet, plus je le trouvais séduisant. Pendant les deux années qui ont suivi, nous nous sommes fréquentés… à distance. Comme j’étudiais à Sherbrooke et que Guy travaillait dans l’Ouest canadien, nous avons appris à nous connaître par le biais de l’écriture.

Puis, un jour, tel que planifié, Guy a pris la mer en compagnie de l’ami avec lequel il avait construit son premier bateau. Bien sûr, j’ai eu de la peine, mais il caressait ce rêve depuis si longtemps que je ne voulais pas y faire obstacle. Le destin a voulu qu’il revienne au bout de trois semaines, et c’est à son retour qu’il m’a proposé de construire un voilier, pour nous, et de faire le tour du monde ensemble. J’étais si emballée que j’ai accepté son offre sur-le-champ. Mais une fois l’euphorie du moment envolée, les doutes ont surgi dans mon esprit. Je me disais que nous n’étions pas assez fortunés pour nous lancer dans une telle aventure, que notre projet était utopique. Je me suis mise à lire sur le sujet, à rencontrer des gens qui vivaient à bord de voiliers, et mes craintes se sont atténuées.

Pour atteindre notre but le plus rapidement possible, Guy et moi avons emménagé ensemble et réduit nos dépenses – restos, cinéma, vêtements – au strict nécessaire. Trois ans plus tard, après avoir recueilli la somme requise, nous avons acheté la coque du bateau et consacré aussitôt presque tout notre temps libre à la construction de notre voilier. En cours de route, je suis tombée enceinte; j’ai alors dû cesser certaines activités physiques et laisser Guy s’activer seul.

C’est au terme de sept années de labeur, et sous une pluie diluvienne, que nous avons baptisé notre voilier en compagnie de notre famille et de nos amis. Cinq ans plus tard, après avoir rodé l’embarcation sur le lac Champlain, nous étions prêts à nous aventurer en mer. Enfin… presque. Il y avait tant à faire avant de nous embarquer pour un tel périple. En tête de liste: vendre la maison et le commerce, histoire de financer les années à venir.

Comme nous envisagions de partir pour cinq ans, je devais également obtenir une dérogation de l’école afin de prendre en charge l’enseignement de mes deux filles, Joëlle, sept ans, et Chloé, neuf ans. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, une simple lettre de la part de la directrice à la commission scolaire a suffi. Je devais prodiguer à mes filles des leçons de français, de mathématiques et d’anglais. Quant aux cours d’histoire et de géographie, j’étais convaincue que le monde serait le plus instructif des sujets. Il fallait aussi décider du matériel à emporter: provisions, jouets, vêtements, livres, médicaments, etc.

Enfin, le jour du départ est arrivé. Bien entendu, les êtres chers à nos cœurs sont venus nous dire au revoir. Et même si je savais que je ne les reverrais pas avant longtemps, je suis partie l’esprit en paix. Un sentiment de liberté m’habitait et, après toutes ces années de préparation, j’étais soulagée de lever l’ancre. Je me souviens d’avoir été très excitée à la pensée d’amorcer enfin notre voyage.

Le fait de voguer en mer ne m’a jamais inquiétée, car je me suis toujours sentie en sécurité sur l’eau. J’ai cependant découvert que la vie à bord d’un bateau n’est pas qu’une partie de plaisir. Sur des mers inconnues, la vigilance est de mise. On doit se montrer très prudents à l’approche des côtes afin d’éviter que le bateau s’abîme sur un rocher ou s’échoue; faire attention aux vents, aux cargos et à la bonne marche du voilier; savoir réparer le moteur; étudier les cartes de navigation. Lorsque nous voguions la nuit, tantôt Guy faisait le guet, tantôt c’était moi. Les cours de navigation et de météorologie que j’avais suivis m’ont été d’un grand secours, mais j’ai aussi beaucoup appris sur le terrain.

J’ai également dû m’adapter à mon nouveau statut d’enseignante. Au début, ça n’a pas été facile. Je tenais tellement à ce que Joëlle et Chloé réussissent que j’ai été trop exigeante envers elles. Puis, je me suis adaptée petit à petit et j’ai fini par trouver des moyens d’assouplir ma façon de faire tout en les motivant à étudier. En guise de prélude aux leçons quotidiennes, «mes élèves» écrivaient leur journal de bord. Par temps très chaud, on remettait le cours au lendemain et on allait se baigner. Mais j’avoue que ce qui m’a le plus pesé, ce sont les tensions entre Guy et moi. Comme n’importe quel couple, nous avions parfois des discussions épicées, et il nous est arrivé de hausser le ton. Dans ces cas-là, nous nous étions mis d’accord sur deux points: toujours traiter l’autre avec respect, et garder les enfants à l’écart de nos discussions, autant que faire se peut. Malgré tout, j’avais parfois l’impression d’être incomprise, et j’aurais voulu m’évader, m’isoler dans un coin. Mais où aller, au milieu de l’océan? Heureusement, ces périodes houleuses n’étaient que passagères, tandis que les moments d’émerveillement et de découvertes se succédaient. Que de lieux enchanteurs nous avons visités! La Polynésie, l’Australie, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, les Antilles… pour n’en nommer que quelques-uns.

Tous les marins le savent: un des facteurs les plus importants sur un bateau est le temps. Nous naviguions donc en fonction des vents et des saisons. En fait, nous ne voguions que très peu. Nous passions 85 % de notre temps à terre, dans les îles ou les villes dans lesquelles nous nous arrêtions. Nous avons ainsi eu le plaisir d’explorer bien des contrées.Aussitôt accostés quelque part, nous consultions notre guide nautique pour y repérer les attractions intéressantes, puis nous louions une voiture ou nous nous promenions à pied. Avant ces escapades, il fallait nénmoins nous acquitter de certaines tâches: passer à la douane dès notre arrivée, faire l’épicerie, la lessive. Ça nous donnait parfois l’occasion de faire de belles rencontres. Je me rappelle d’un jour où j’avais désespérément besoin de faire la lessive; une dame m’a alors offert d’utiliser son lave-linge… Ça peut sembler banal, mais j’en ai presque pleuré de bonheur. À maintes reprises, nous avons été conviés à la table des gens de l’endroit. Ça m’impressionnait chaque fois, tout en me faisant réfléchir sur le sens du partage. Bien souvent, ces gens ne possédaient presque rien et, pourtant, ils avaient le cœur sur la main.

L’aventure en mer est maintenant terminée, mais Guy et moi la poursuivons d’une autre façon. Actuellement, notre job consiste à donner des conférences et à écrire un livre sur notre odyssée. Quant au retour à la vie normale… eh bien, nous avons un nouveau nid, plus petit que prévu (flambée des prix oblige) mais qui nous convient tout à fait. Nous nous étions habitués à vivre en pleine nature depuis cinq ans, aussi avons-nous abattu quelques cloisons, histoire de pouvoir contempler le paysage à souhait. Nos filles se sont bien intégrées à leur nouvelle vie scolaire. Chloé, qui a réussi haut la main les examens des 1re et 2e années du secondaire, a été admise en 3e secondaire, et Joëlle a pu commencer son secondaire sans aucun problème.

En ce qui me concerne, ce voyage m’a surtout appris à savourer intensément chaque moment, à re-connaître mes limites, à rester positive et à prendre la vie comme elle vient, un jour à la fois. En outre, malgré la distance, je me suis rapprochée de mes parents, avec lesquels je communiquais souvent par Internet. Mais par-dessus tout, j’ai acquis une force intérieure que je ne me connaissais pas et, par le fait même, une plus grande confiance en moi. Comme quoi les voyages sont formateurs à tout âge…

PROPOS RECUEILLIS PAR MICHÈLE BEAUCHAMP