Un jour, comme on entrait dans une grande cabane à sucre de Lanaudière, tout le monde a arrêté de parler en même temps. Il faut dire que notre groupe – deux mamans blanches accompagnées de quatre mignonnes fillettes noires – ne passe jamais inaperçu. Partout où on va, que ce soit au resto, à l’épicerie ou en vacances, on attire les regards. Quand on nous demande de décrire nos liens, on fait souvent le parallèle avec la série La galère: disons qu’on compose une famille un peu insolite, dont les fondations reposent sur l’amitié.

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Tout a commencé lorsque j’ai rencontré Hélène à l’école où on enseignait toutes les deux. J’avais 25 ans, et elle, 27. On s’est liées d’amitié assez rapidement, car on aimait travailler ensemble, on avait le même type d’humour et, à l’époque, on passait beaucoup de temps à placoter dans la salle réservée aux fumeurs. On était célibataires; chacune vivait seule dans son appartement et détestait sa situation. Pour contrer la solitude, on soupait tous les soirs au restaurant. On bavardait de tout et de rien en corrigeant les examens et en préparant les cours du lendemain.

Un an plus tard, on a décidé avec deux autres amies de devenir colocataires pour réduire nos dépenses de loyer… et de resto! Les deux autres se sont désistées à la dernière minute, alors on s’est retrouvées à emménager ensemble, Hélène et moi. La colocation s’est si bien passée que, huit ans plus tard, on a décidé d’acheter une maison à deux. Aucune de nous n’a jamais eu de grand amour en vue. Si une de nous avait eu un chum sérieux, il est clair qu’elle aurait déménagé, mais voilà, les années ont filé et les amoureux ont continué de transiter. On était toutes deux inscrites à des agences de rencontres et on faisait de véritables efforts pour trouver quelqu’un, mais les expériences étaient décevantes. 

Et puis un jour, quand Hélène a eu 37 ans, elle m’a annoncé que, même si elle n’avait pas de conjoint, elle ne voulait pas passer à côté de la maternité. Pour ma part, j’y songeais depuis un moment, et le fait qu’elle m’en ait parlé m’a confortée dans ma décision de devenir mère, moi aussi. Comme ni l’une ni l’autre ne voulait avoir recours à l’insémination artificielle, on a tout de suite privilégié l’adoption internationale. On s’est tournées vers Haïti, car l’adoption y était ouverte aux célibataires. Pour des raisons religieuses, ce pays n’autorise pas l’adoption par des couples homosexuels. Or, même si on a une adresse commune, Hélène et moi, on n’a jamais formé un couple. Les démarches ont donc dû se faire séparément. Si les autorités d’adoption nous avaient soupçonnées d’être un couple lesbien, j’imagine qu’elles nous auraient probablement mis des bâtons dans les roues.

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Une fois les premières démarches entamées, on a commencé à réfléchir à l’éducation qu’on voulait donner à nos bambins respectifs et aux valeurs qu’on souhaitait leur inculquer. Comme l’adoption impliquait dans notre cas la cohabitation de deux familles, les travailleuses sociales nous ont recommandé de prêter une attention particulière à l’attachement des poupons. Selon elles, il était en effet essentiel que chaque enfant se lie à la bonne maman! Elles voyaient tout de même notre duo de parents adoptants d’un bon œil: une de nous serait toujours là pour apaiser l’angoisse de l’autre ou pour rétablir l’ordre des choses quand ça déraillerait un peu. L’aspect pécuniaire n’était pas à négliger non plus. On connaissait des femmes qui élevaient seules leurs enfants. Elles manquaient souvent de soutien moral et de ressources financières, et elles trouvaient leur vie difficile. Au moins, nous, on était deux! 

Après des mois de préparatifs et d’attente, le grand moment est enfin arrivé: à deux semaines d’intervalle, on s’est envolées pour Haïti afin de chercher nos fillettes dans une crèche de Port-au-Prince. Samara, la fille d’Hélène, avait alors deux ans, et Margaux, la mienne, un an.

Au début, comme prévu, des liens se sont créés entre chaque maman et son enfant. L’adaptation n’a pas toujours été facile parce qu’on ne savait pas trop comment se comporter avec la petite de l’autre. Devait-on user de l’autorité qui nous revenait en tant qu’adulte ou non? On avait été prévenues: comme les enfants adoptés ont déjà perdu leurs parents puis leurs amis de l’orphelinat, ils ont tendance à se chercher une mère dès leur arrivée dans leur foyer d’adoption. Aussi, ils appellent indifféremment toutes les femmes «maman», sans nécessairement identifier celle qui est la leur. Pour s’assurer que chacune des petites tisserait des liens exclusifs avec sa mère, on a rencontré une psychologue spécialisée en attachement. Celle-ci nous a alors expliqué que la séparation physique était essentielle. Ainsi, je ne pouvais ni donner le bain à Samara, ni la nourrir, ni changer ses couches. La même règle s’appliquait pour Hélène et Margaux. Même s’il n’était parfois pas simple de mettre ces conseils en pratique, on comprenait leur logique, et on a donc tout fait pour les suivre à la lettre.

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Avec le recul et l’expérience, on s’est rendu compte qu’on avait peut-être un peu exagéré. Peu à peu, on a cessé de tout séparer, de tout compartimenter, et on a envisagé les situations de manière plus pratico-pratique. Aujourd’hui, quand je ne suis pas à la maison, Hélène s’occupe des enfants, et je fais de même quand c’est elle qui s’absente.

En fait, comme tout allait bien avec Samara et Margaux, on s’est dit qu’il serait agréable d’agrandir la famille et d’adopter deux autres enfants. Quand on est allées chercher Ophélie, ma deuxième fille, et Tahina, celle d’Hélène, quatre ans plus tard, notre perception de la famille avait beaucoup évolué. L’enjeu était différent. Jusqu’alors, on avait été capables de maintenir la distinction entre nos deux tandems; maintenant, on savait que les quatre fillettes en viendraient un jour ou l’autre à se considérer comme des sœurs. On a alors décidé de ne plus se voir comme deux familles vivant sous un même toit, mais comme une seule grande tribu. Pour ne pas déstabiliser les enfants, on s’est alors juré que, si jamais un homme entrait dans la vie d’Hélène ou dans la mienne, on n’allait pas se séparer. À la blague, on se dit parfois qu’on a fait vœu de chasteté!

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La dynamique de notre maisonnée ressemble probablement à celle de toutes les autres. Les aînées s’entendent une minute, puis se querellent la suivante. De vraies sœurs! Les cadettes, elles, sont les meilleures amies du monde et des complices de la première heure. Comme Hélène et moi, on est enseignantes, on a les mêmes congés et les mêmes vacances, qu’on passe invariablement ensemble. Avec les années, on est devenues de plus en plus proches, toutes les deux. C’est à elle que je dis tout en premier. Je lui confie des choses que je ne dis à personne d’autre. Elle est comme une sœur pour moi.

Nos parents et nos amis ont compris qu’on ne formait pas un couple, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. On n’y peut rien; l’opinion des gens leur appartient. Ce qui nous dérange davantage que de passer pour des lesbiennes, c’est le sentiment de ne pas être crues. On a l’impression que les gens ne nous font pas confiance, et ç’a été particulièrement difficile au moment des adoptions, car on a refusé nos demandes dans quelques pays.

Pour ce qui est de nos filles, elles n’ont pas encore eu à aborder le sujet, car elles sont trop jeunes. Elles devront sans doutes affronter à beaucoup d’occasions le regard de ceux que les différences dérangent. Elles sont Noires, adoptées, sans père, et elles vivent avec une famille identique à la leur. Hélène et moi, on leur apprend à avoir confiance en elles et à célébrer cette différence.

Je pense que la réussite de notre vie de famille tient au fait que mon amitié avec Hélène est très solide. Ça nous fait toujours sourire d’entendre des couples qui se séparent affirmer qu’il n’y a plus de passion entre eux, qu’ils sont devenus de simples amis. Nous, c’est notre lot quotidien: l’amitié avec un grand A.

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