La pile de feuilles a fait un bruit mat en fendant l’air avant de s’abattre sur mon crâne. J’étais sonnée. Pas par la force du coup, mais par la violence du geste: ma patronne, Julie, venait de me taper sur la tête avec un dossier. Le pire, c’est que je n’ai pas réagi tout de suite. Ce n’est qu’une fois à la maison, alors que j’allumais ma énième cigarette de la soirée, que ça a enfin cliqué. J’ai compris que cet acte était non seulement totalement inapproprié, mais surtout, qu’il s’inscrivait dans une pénible séquence d’abus psychologiques qui durait depuis mon embauche, deux ans plus tôt.

Déjà, toute petite, je rêvais de travailler dans le milieu des médias. Le hic, c’est que je ne voyais absolument pas comment m’y prendre pour pénétrer dans cet univers qui me semblait hermétique. Puis, un jour, j’ai reçu un coup de fil inespéré: Julie, la directrice d’une boîte de communications réputée, avait entendu parler de moi et désirait me convoquer en entrevue pour un poste qui venait de se libérer. Quelle chance!

Le jour J, ma performance a été médiocre. J’avais à peine trois ans d’expérience sur le marché du travail, aucune dans ce milieu en particulier, et mon manque de confiance transpirait par tous mes pores. Lorsque j’ai appris, quelques semaines plus tard, que j’avais obtenu le poste, j’ai été à la fois surprise et ravie. Par-dessus tout, je me sentais redevable envers Julie. D’autant plus que ma nouvelle patronne m’avait vite avoué que mes résultats aux examens n’avaient pas été parmi les meilleurs et que, si j’avais été choisie, c’était grâce à elle, Julie, qui «avait vu quelque chose en moi». Elle m’avait ouvert les portes d’un domaine professionnel qui m’attirait depuis toujours: je lui devais tout. Et j’étais prête à retrousser mes manches pour lui prouver qu’elle ne s’était pas trompée à mon sujet!

 

Dès le début, j’ai adoré mes nouvelles tâches, même si je souffrais un peu du syndrome de l’imposteur. Qu’importe: je bossais fort, je faisais avancer les dossiers, j’apprenais énormément. Aujourd’hui, je sais que je vivais à ce moment- là un état de grâce – les employés fraîchement arrivés bénéficiaient de quelques mois d’«immunité» auprès de Julie. Puis, peu à peu, j’ai commencé à comprendre que ma patronne n’était pas exactement du genre commode.

Ce n’est pas qu’elle était tyrannique. Au contraire, c’était une femme très chaleureuse, qui établissait vite une familiarité inhabituelle avec ses employées (nous étions majoritairement des filles). Elle semblait honnête, vraie: par exemple, elle me dévoilait volontiers des pans entiers de sa vie – ses malheurs d’enfance, notamment – sur le ton de la confidence, l’air de dire «je te fais confiance, nous sommes amies, nous sommes égales». La vérité, c’est qu’elle était d’une perversion incroyable: elle déballait tout ça pour inciter ses subordonnées à se confier à elle à leur tour. Au moment opportun, elle se servait de nos petits secrets pour nous faire du mal et nous humilier en public, voire pour nous monter les unes contre les autres.

Un jour, par exemple, elle m’a fait venir dans son bureau et m’a demandé de refermer la porte derrière moi.

«Tu vas bien? a-t-elle commencé par me dire. Tu me sembles préoccupée ces temps-ci…
– Non, ça va.
– Tu en es sûre? Les autres filles me disent que tu as du mal à garder le rythme.
– Ah, je… Non, il me semblait que ça allait.
– Remarque, c’est Nathalie qui m’a dit ça. C’est normal, tu es nouvelle, et elle a peur que tu prennes sa place.»

Juste comme ça, elle venait de semer une mauvaise graine dans mon esprit, dont les germes me faisaient craindre ma collègue qui, au demeurant, était absolument charmante avec moi. À cause de remarques de ce genre, un climat de méfiance constante aurait pu régner dans le bureau – je crois d’ailleurs que c’était le but de notre supérieure (diviser pour mieux régner, vous connaissez l’expression?). Pourtant, c’est plutôt un esprit de camaraderie qui s’est développé: mes collègues et moi étions unies dans l’adversité. Pas étonnant, si on considère tout le temps que nous passions ensemble!

 

En effet, Julie nous poussait immanquablement à travailler tard en soirée et même les fins de semaine. «Tu irais où, de toute manière?» me disait-elle lorsque j’osais formuler une objection pour toutes ces heures supplémentaires non rémunérées. «Tu ferais quoi de ton temps libre?» Elle savait pertinemment que j’étais célibataire et triste de l’être. Bien sûr, sa remarque était déplacée, mais ses commentaires avaient depuis longtemps dépassé la simple sphère professionnelle pour se transformer en petites piques mesquines plantées là où ça faisait mal. «Tu aimes bien t’habiller en noir et en marron, toi… Ça ne te fait rien d’avoir l’air d’une crotte?» m’a-t-elle lancé une fois.

Au début, je rentrais la tête dans les épaules et laissais Julie l’y enfoncer davantage à coups de mauvaises blagues et de commentaires négligents. Moi qui avais arrêté de fumer quelques années plus tôt, j’ai rapidement renoué avec mes mauvaises habitudes. Je me nourrissais peu et mal.

Et puis, avec le temps, j’ai commencé à en avoir ras le bol. À mesure que j’acquérais de l’expérience, je me rendais enfin compte que j’étais douée pour mon travail, efficace, performante… et peut-être moins à la merci de ma supérieure que je l’avais d’abord cru. Elle me parlait comme à un chien? Je lui répondais sur le même ton. Quand elle m’accusait, en réunion, de n’avoir pas proposé suffisamment d’idées, je rétorquais: «Je travaille déjà 60 heures par semaine. Comment voudrais-tu que j’en fasse davantage?»

Je me rappellerai toujours l’évaluation où elle m’a balancé son pire affront comme si de rien n’était. Je savais déjà que Julie admirait la beauté de Marie, une de mes ravissantes collègues. Mais j’étais loin de m’attendre à ce qu’elle me dise qu’elle préférerait que ce soit Marie, plutôt que moi, qui fasse dorénavant de la représentation auprès des clients! «Tu comprends, Laura, elle est si belle que tout le monde se souvient d’elle… Je suis certaine que nous aurions davantage de retombées positives de cette façon. Bien sûr, tu continuerais de t’occuper de la gestion des dossiers, hein!» Quelle conception machiste et réductrice des femmes! Et quelle insulte odieuse! Évidemment, j’étais abasourdie. Mais au lieu de courber le dos sous l’injure, j’ai répliqué du tac au tac: «Tu voudrais que Marie fasse la pute pendant que je me tape tout le travail? Non merci!» Eh oui, après deux ans à travailler sous ce régime de terreur et d’hypocrisie, j’avais complètement oublié les règles de civisme élémentaires.

Puis, ce crescendo s’est terminé en apothéose quand elle m’a asséné sur le crâne ce fameux dossier sur lequel j’avais travaillé comme une folle. Ce soir-là, j’ai pleuré, puis hurlé de rage. Le lendemain, je suis allée parler au supérieur de Julie. J’en avais assez. Il m’a reçue, écoutée… puis, quand je suis partie, il a convoqué Julie et lui a tout répété. Pas étonnant qu’il l’ait appuyée, quand j’y repense: du point de vue de son chef, Julie avait tout d’une patronne modèle. C’était une travailleuse acharnée qui ne disait jamais non à un projet. Et tant pis si son équipe devait en payer le prix! Lorsque j’ai compris à quel point j’étais coincée dans cette entreprise où on fermait les yeux sur les comportements abusifs de certains gestionnaires, j’ai su que je devais partir. Deux ans après mon entrée en poste, j’ai remis ma démission à Julie, qui m’a dit, sur un ton très détaché, qu’elle s’y attendait depuis longtemps.

J’ai tellement appris depuis… J’étais mal informée et peu sûre de moi à l’époque, mais je sais désormais qu’il existe des outils légaux pour se défendre contre ce genre d’abus, et je n’hésiterais plus à m’en servir. J’ai compris aussi que la perte d’un poste ne signifie pas la fin du monde. La preuve? J’occupe aujourd’hui un emploi de rêve dans le même domaine. Mais job de rêve ou pas, je sais que je ne laisserais plus jamais un patron me traiter de la sorte. Je refuse, un point c’est tout.

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