Il est tentant de croire que la nouvelle fluidité des déplacements de même que l’accès à la communication instantanée permettent de vivre des relations à distance bien plus facilement qu’autre fois. Aucune donnée statistique ne nous dit toutefois si le nombre de ces relations a augmenté depuis le début du présent siècle ni si elles sont mieux vécues qu’avant. Pour tenter de comprendre l’incidence de la technologie sur ce type de rapport amoureux, on est donc allées rencontrer quelques-uns des principaux intéressés, en plus de demander l’avis de spécialistes.

La (nouvelle) culture de l’amour

Malgré ce qu’on pourrait croire, «on aborde aujourd’hui les rapports amoureux de la même manière qu’avant l’ère numérique, observe la sociologue Chiara Piazzesi. Et les gens cherchent encore l’amour pour toujours.» Là où on note une répercussion significative de la technologie, c’est qu’elle nous permet de créer et d’entretenir des liens en dehors de nos cercles sociaux immédiats.

Cela dit, dans un couple, la distance n’est pas toujours évidente à gérer. Ceux qui adoptent ce mode de vie doivent donc traverser une période d’ajustements. Dans un quotidien où l’autre est loin, les conversations spontanées par textos ont certes leur utilité, mais la gestion des rendez-vous requiert une discipline organisationnelle qui comporte des avantages et des inconvénients.

Selon François Renaud, sexologue et psychothérapeute, on peut s’attendre à une potentielle perte de fluidité dans les interactions du couple via les technologies de communication. «Au téléphone ou en vidéo instantanée, il faut toujours maintenir la conversation. Dans le quotidien, c’est différent: on peut faire autre chose lorsqu’un silence survient. Le silence vécu face à face est plus facile à vivre qu’à travers un écran», nous fait-il remarquer.

En consacrant toutes ses énergies à rester connecté à l’autre grâce à des appareils électroniques, la «perte de soi» survient-elle plus insidieusement? Devient-on dépendant à cette technologie? Chiara Piazzesi estime que, dans certains cas, «l’objet connecté peut devenir le symbole de la présence de l’autre». Dans la mesure où, à travers ledit objet, on accède à un lieu virtuel partagé avec cet autre qui nous manque, une telle dynamique peut entraver notre capacité à profiter du moment présent.

La technologie au service du couple

Mathilde et Nicolas se sont rencontrés il y a neuf ans. À l’époque, elle était encore aux études à Montréal; lui participait au programme d’entraînement de Waterpolo Canada à Calgary. Malgré le caractère marquant de leur première rencontre, ni l’un ni l’autre n’avait prévu poursuivre cette histoire. «Je ne croyais pas aux relations à distance», confie Mathilde. Mais au fil des discussions Skype chacun à leur bout du Canada, les tourtereaux ont senti qu’un lien très fort les unissait.

Pour Mathilde, il était hors de question d’abandonner ses cours, et Nicolas ne se voyait pas non plus mettre de côté sa carrière. Aucun des deux ne voulait demander ce genre de sacrifice à l’autre. Ils ont donc opté pour la relation à distance. Durant plus de huit ans, leur relation a été une alternance de longues périodes vécues tantôt ensemble, tantôt séparés.

Lorsqu’on lui demande si la technologie a eu un effet positif sur sa relation, Mathilde répond oui sans hésiter. «Ça me permettait de voir Nicolas, d’entendre sa voix, de le joindre à n’importe quel moment», se souvient-elle. Chaque jour, ils convenaient d’une heure pour se parler au téléphone ou par Skype. «Mais les séparations étaient très difficiles, avoue-t-elle. Et c’était dur de recevoir les commentaires des gens qui me demandaient pourquoi je continuais à “subir” ça.»

Si la technologie a aidé Mathilde à tenir le coup, elle a toutefois ses limites. «À la fin, raconte la jeune femme, je n’en pouvais plus. Voir Nicolas partir pour l’aéroport en me disant que la prochaine fois que je le verrais serait à travers un écran, ça me bouleversait.» Comme quoi, au final, rien ne remplace vraiment le contact réel!

Comme dans un conte de fées des temps modernes, le couple s’est fiancé en sol australien il y a quelques mois. Il vit aujourd’hui à Budapest, où Nicolas joue pour l’équipe de waterpolo hongroise. Mathilde, quant à elle, profite d’une année sabbatique pour se consacrer à un projet personnel. Ils ne savent pas où ils seront l’année prochaine… mais tous deux sont sûrs d’une chose: la suite de leur histoire se déroulera à une seule et même adresse!

Perte de soi et équilibre amoureux

En Occident, on observe la tendance à l’épanouissement d’un «je équitable» au sein du couple. «Se choisir», «s’écouter», «se prioriser»; ces verbes pronominaux peuplent nos idéaux. On essaie d’éviter la fusion, de rester entier, même à deux. Ce souci de préserver son individualité est-il une manifestation de la culture numérique? Pas forcément, nuance Chiara Piazzesi. La sociologue rappelle que, même si on a tendance à imputer l’individualisation aux réseaux sociaux et aux nouveaux médias, tout cela a commencé bien avant leur entrée dans nos mœurs. «Les technologies ne font que soutenir un mouvement qui avait déjà commencé», souligne-t-elle.

En optant pour la distance, Mathilde et Nicolas ont fait des choix priorisant leur épanouissement personnel. Mais ils ont aussi redoublé d’efforts pour nourrir le «projet couple». Ainsi, ils ont évité le piège de la rancœur a posteriori. «Je pense que, si on impose un deadline à la distance alors que l’autre n’est pas prêt à faire le changement de vie qui vient avec, on risque de créer un problème à long terme», estime Mathilde.

En effet, si l’un ou l’autre consent à des compromis excessifs, un cercle vicieux risque de se former: regrets d’un côté, culpabilité de l’autre… et on peut facilement en arriver à se blâmer mutuellement de ne pas mener la vie qu’on aurait voulue. Parfois, se préserver soi-même est donc aussi une manière de préserver son couple.

Les limites de la non-proximité

Pour Catherine et Abey, la distance et le recours systématique à la communication électronique auront contribué à la détérioration rapide d’une histoire pourtant prometteuse.

«Nous nous sommes rencontrés au Sri Lanka à une époque où j’y passais six mois pour le travail, raconte Catherine. Abey est Sri Lankais d’origine. Notre amour a été instantané et notre relation, fusionnelle et passionnelle. Pendant huit mois, je me suis attachée à l’idée que j’avais rencontré l’homme de ma vie.»

À la fin du contrat de Catherine, le couple a poursuivi sa relation à distance, le temps qu’Abey vienne au Canada pour y évaluer ses chances de trouver du travail. Chacun dans son pays, ils se parlent plusieurs fois par jour et s’envoient une multitude de photos de leur vie quotidienne. C’est pour Catherine une manière de présenter son univers à Abey en attendant sa venue.

Puis, à Pâques, des attentats terroristes ont lieu au Sri Lanka. «Je trouvais très difficile d’être si loin de mon amoureux tandis que, tous les jours, on désamorçait des bombes dans sa ville, poursuit la jeune femme. Je voulais qu’il accélère ses démarches en vue d’obtenir son visa, mais de son côté, lui préférait le ralentir, parce qu’il ne voulait pas – on le comprend – partir en laissant sa famille dans cette situation.»

Cette nouvelle incertitude quant à la date de leurs retrouvailles a un effet considérable sur la relation. «Le plus dur pour moi était de ne pouvoir m’accrocher à aucune date précise pour garder espoir. La technologie facilite la communication, mais nous maintient aussi dans l’illusion d’une vie commune, alors qu’en réalité on est à des milliers de kilomètres l’un de l’autre», confie Catherine.

Selon Chiara Piazzesi, bien que les technologies d’aujourd’hui peuvent grandement aider les amoureux à supporter l’absence de l’autre, elles atteignent leurs limites lorsqu’une rencontre réelle est peu envisageable. «Le besoin d’être à proximité, de se toucher physiquement, d’être en interaction affective, reste fondamental », rappelle-t-elle.

Intimité et désir dans la distance

Maintenir la communication et le partage du quotidien grâce à des applications numériques, c’est bien, mais quelle incidence la distance a-t-elle sur le désir? Sur le lien complexe qui unit un couple?

«L’intimité, ce n’est pas seulement sexuel: c’est un dévoilement de soi qui peut prendre différentes formes, qu’il s’agisse des échanges sur nos défis personnels ou notre journée de travail», explique François Renaud. En ce sens, la technologie permet un certain partage du quotidien qui aide à la préservation de l’intimité. Avec les textos, on peut même recréer une partie de l’instantanéité propre aux relations rapprochées.

Pour ce qui est de la sexualité, le sexologue affirme que la clé est de faire preuve de créativité. «Il y a de nombreuses manières d’entretenir le désir dans une relation longue distance, que ce soit grâce aux textos ou aux messageries vidéo, qui permettent des sessions de masturbation simultanée ou aux vibrateurs qui s’activent à distance, par exemple», poursuit-il. Parfois, c’est le polyamour, ou la possibilité d’aller combler certains besoins charnels avec quelqu’un d’autre, qui peut aider le couple à tenir dans la distance. Mais il n’existe pas de recette universelle: chacun doit trouver le modus vivendi qui lui convient le mieux. François Renaud souligne aussi la facilité avec laquelle la jalousie peut s’immiscer dans ce type de relation. «Le fait d’avoir des univers séparés peut amplifier les sentiments d’insécurité et de jalousie», dit-il. Pour Catherine et Abey, la jalousie a été un facteur important dans leur rupture. «Nous avons rompu après deux mois et demi, parce que la distance a amené malentendus, incompréhensions, doutes… et jalousie. Abey se voyait mal entreprendre le processus d’immigration alors que notre relation était aussi fragile. À distance, chaque dispute prenait une ampleur démesurée, raconte-t-elle. Et ne sous-estimons pas le pouvoir des contacts physiques pour faciliter une réconciliation!»

Certes, l’écriture ou la communication vidéo ont leurs avantages quand vient le temps de régler une dispute. Écrire permet de peser ses mots, de prendre le temps de bien dire les choses et d’éviter que les mots dépassent la pensée. Mais l’interprétation d’un message appartiendra toujours à celui qui le reçoit. Un sourire bienveillant, un regard rassurant et une caresse bien placée peuvent souvent désamorcer, sinon les bombes, du moins les situations tendues !

Discours amoureux et société

Chiara Piazzesi note que, dans certains contextes sociodémographiques, entreprendre une relation à distance n’est tout simplement pas envisageable, avec ou sans technologie. «Si les gens n’ont pas les moyens financiers de se rendre visite, la technologie ne sera d’aucun secours», estime-t-elle. En effet, pour voyager fréquemment d’une ville ou d’un pays à l’autre, il faut des sous. La possibilité de s’autoriser un amour qui ne connaît pas de frontière terrestre repose sur un grand privilège socioéconomique.

Chaque époque réinvente ses modèles sociaux, sa marge, ses normes. À ceux qui désirent vivre l’amour à distance d’en trouver la forme, les modalités… et d’en évaluer les limites.