Amélie boudait le sexe depuis des mois. Coucher avec son amoureux l’inspirait autant que de se caresser avec une râpe à fromage: «Après l’accouchement de ma fille, le sexe ne m’attirait plus. La pénétration était inconfortable, parfois douloureuse. J’ai donc tout coupé. Au fil des semaines, j’ai réalisé que je désirais mon chum, que ce n’était pas l’intimité qui me rebutait, mais la pénétration. On a appris à explorer notre sexualité autrement…»

Dans les manuels comme dans les films, la relation sexuelle se définit comme un ballet en trois actes: préliminaires pour se mettre en appétit, pénétration en plat de résistance, suivie d’un mouvement de va-et-vient jusqu’à éjaculation. Fin du rapport. Concerto de ronflements repus. Quelque part durant cette chorégraphie rodée au quart de tour, l’orgasme de la femme survient. Ou pas…

«Dans les écoles, on met encore l’emphase sur la sexualité de reproduction, donc pénétrative, indique Joanie Heppell, vice-présidente de l’Ordre des sexologues du Québec. Oui, on parle plus qu’avant du plaisir féminin, du clitoris, mais la sexualité de plaisir n’est pas valorisée. La biologie, c’est moins gênant.»

Le sexe est une affaire de normes, de traditions. Et les choses changent lentement derrière les volets clos de la chambre à coucher…

Et si nos standards étaient désuets? Et si nos perceptions étaient faussées?

Pensons seulement au langage de la galipette. À lui seul, le terme préliminaires sous-entend que des pratiques comme la fellation ou le cunnilingus ne font pas réellement partie du rapport sexuel. Ils sont des hors-d’œuvre, des plaisirs de seconde zone, des exercices d’échauffement avant d’entrer dans le vif du sujet…

Idem pour la fin des ébats. Pourquoi l’orgasme masculin serait-il nécessairement le point d’orgue du rapport hétéro? Il existe de nombreuses pratiques pour étirer le plaisir, même si le joystick personnel de monsieur n’est pas encore prêt à nous faire passer au niveau suivant. Seules les mauvaises langues affirmeront le contraire…

La loi de la nature?

On devine déjà la riposte des sceptiques. La pénétration, c’est biologique, c’est naturel.

Mouais. Sauf que de nos jours, on peut baiser juste pour baiser. Même sans projet de bébé. Même sans amour. Même sans envie de partager notre bol smoothie au petit matin. La majorité de nos rapports sexuels ont pour objectif d’avoir du fun, de se rapprocher de l’autre. Alors pourquoi l’obsession persiste-t-elle? Pourquoi a-t-on encore du mal à envisager que le rapport sexuel peut très bien exister sans passer par la sacro-sainte case de la pénétration?

«La sexualité pénétrative est présente dans tous les fantasmes, dans tous les codes sexuels, même chez les couples homosexuels, dit Joanie Heppell. On la justifie en évoquant la nature mais, dans les faits, c’est faux. Tout cela est une création sociétale.»

La sexualité s’inscrit dans un contexte culturel plus vaste, un terreau riche en influences et en messages plus ou moins subliminaux. La fonction première n’est pas de se reproduire, mais d’entrer en relation avec les autres: «À partir du moment où l’on accepte cette définition, cette fonction de la sexualité, on peut prendre en compte la pluralité des orientations et des pratiques pour vivre une intimité sexuelle et atteindre l’orgasme», indique Lili Boisvert, auteure du livre Le principe du cumshot.

Le point G (et autres impostures)

Au royaume de la couchette, la pénétration est reine. Le hic? La pratique est peut-être efficace pour plusieurs membres du clan masculin, mais elle en laisse plusieurs sur la touche. Les femmes, principalement. Seule une minorité (de 25 à 30 %, selon les études) a régulièrement un orgasme par pénétration vaginale exclusive. En comparaison, 90 % atteignent systématiquement l’orgasme par stimulation clitoridienne.

Pourtant, on voudrait nous convaincre qu’il suffirait de deux ou trois coups de bassin pour déclencher la lambada dans nos régions dévolues au désir. Pire encore, on présente l’orgasme clitoridien comme étant immature, moins évolué… Un charmant héritage de notre ami Freud, fidèle défenseur phallique.

Dans les faits, la pénétration n’est pas la voie rapide vers l’orgasme féminin. Ça peut arriver, bien sûr. Mais comme le vagin comprend peu de terminaisons nerveuses, il n’est tout simplement pas «bodybuildé» pour l’orgasme. Rappelons également que le célèbre point G, malgré l’obsession collective qui l’entoure, reste toujours un concept contesté par de nombreux scientifiques…

Destination orgasme

«Quand on regarde les conseils que les gars se font donner dans les forums, on constate que la plupart sont en quête d’une technique universelle infaillible, dit Lili Boisvert. On cherche le bouton magique où il faut peser.»

On veut cartographier les femmes, géolocaliser le point névralgique de leur extase, trouver le bouton qui les fera grimper au ciel, comme dans un ascenseur. Clitoridien ou vaginal? Il faut trancher. Alors qu’on ne demande jamais aux hommes s’ils sont plutôt glandiens ou caverneux, comme l’indique avec justesse Lili Boisvert dans son ouvrage.

«On a codifié le plaisir féminin comme étant très complexe, nébuleux, dit Joanie Heppell. Les gars se font dire qu’il est long et difficile de faire jouir une fille. Les filles reçoivent le même discours. Encore aujourd’hui, on leur enseigne que les premières fois seront douloureuses. Certaines femmes tolèrent donc un certain niveau de douleur à la pénétration, elles sont persuadées que c’est normal. D’autres en viennent à souffrir de dyspareunie (douleurs dues à la pénétration) ou de phobie. Normal qu’un débranchement du canal corps-esprit se produise!»

Car ne l’oublions pas: le véritable maître de l’excitation dans le corps, c’est le cerveau. Lui seul commande la décharge orgasmique. Chez l’homme comme chez la femme, il est l’organe du désir, de l’érotisation, du plaisir.

Élargir le spectre des possibles

Une mise en garde s’impose ici. L’idée n’est pas de diaboliser la pénétration ou de la reléguer aux oubliettes. Tant mieux si cette pratique nous fait partir en vrille!

Il faut simplement cesser de la présenter comme le pivot de tout rapport. On a le droit de ne pas en avoir envie. Peu importe notre genre. Peu importe notre orientation. Peu importe que ce soit temporaire ou permanent. Et l’on peut avoir tout autant de plaisir, sinon plus!

Caresses, massages, jeux de mains, baisers, masturbation mutuelle, cunnilingus, fellation, frottement, nipple play, plaisir prostatique… Le spectre sexuel est vaste et n’implique pas obligatoirement que la rumba se termine en levrette avec fessée!

«Pour moi, la définition d’un rapport satisfaisant est le plaisir sexuel, idéalement menant à l’orgasme, décrit Jade, homosexuelle, mais ayant eu quelques amants au masculin. Donc, dans mon cas, un rapport exclusivement basé sur la pénétration n’est justement pas satisfaisant, au contraire! J’ai même de la difficulté à concevoir qu’une femme puisse considérer que la pénétration à elle seule puisse être considérée comme satisfaisante… À moins de se contenter de ressentir la personne aimée à l’intérieur. C’est romantique. Mais ça ne mène pas à l’orgasme…»

Renverser la vapeur

Révolutionner les standards sexuels au nom du plaisir, on veut bien. Mais en pratique, on commence par quoi? D’abord, individuellement, on apprend à savourer les différentes sensations de chaque expérience, sans ressentir le besoin viscéral de tout hiérarchiser. La pleine conscience sexuelle, en somme.

Militer pour une sexualité davantage plurielle et égalitaire passe aussi par une déconstruction du rapport sexuel. À chacune et à chacun de proposer de nouveaux scénarios, de s’ouvrir à d’autres imaginaires.

Un défi plus difficile qu’il n’y paraît: «J’ai un regard tendre envers ceux qui essaient de grandir sur le plan sexuel, indique Joanie Heppell. C’est une petite révolution individuelle contre les clichés. Même aujourd’hui, il est difficile d’être soi-même, de se brancher sur ses désirs au-delà des normes.»

S’impose aussi une réflexion collective: «Avec le mouvement #metoo, on revendique, tant sur le plan social que politique, le droit de redéfinir ce qu’on attend de la séduction, du désir, de la sexualité et du plaisir, poursuit Mme Heppell. Les femmes veulent être plus satisfaites sexuellement. On doit regarder ça ensemble, comme société.»

En clair, c’est par le plaisir et non par les modes d’emploi rigides qu’on augmente nos chances de vivre une sexualité dans laquelle on se sent bien. Une révolution qui bénéficie à tout le monde, hommes et femmes.

C’est pas juste!

Une enquête américaine sur la fréquence des orgasmes des femmes et des hommes montre que nous ne sommes pas tous égaux en matière d’extase.

Fréquence des orgasmes sexuels:

  • Hommes hétérosexuels: 95 %
  • Hommes homosexuels: 89 %
  • Hommes bisexuels: 88 %
  • Femmes homosexuelles: 86 %
  • Femmes bisexuelles: 66 %
  • Femmes hétérosexuelles: 65 %

Comment expliquer cet écart entre les sexes et les orientations? Pourquoi justifie-t-on encore aujourd’hui que ce soit plus souvent les femmes qui doivent composer avec une fin d’ébats en queue de poisson? Le plaisir des femmes serait-il un simple billet de loterie, parfois gagnant, parfois perdant?

Le non-avènement orgasmique de la femme vient souvent avec son lot de messages culpabilisants: on connaît mal notre corps, on n’a pas assez confiance en nous, on pensait à notre liste d’épicerie, on ne communique pas assez clairement nos désirs inconscients… En clair, si on ne jouit pas, c’est de notre faute. Allez, sans rancune et meilleure chance la prochaine fois!

Et si la disparité organismique cessait d’être considérée comme une fatalité? Après tout, les relations homosexuelles prouvent bien que ce n’est pas l’appareil génital féminin qui est en cause… Cet écart est en bonne partie la conséquence de notre manière de concevoir ce qui est fondamentalement une relation sexuelle – une pénétration vaginale. Ce qui diminue nettement les chances à l’orgasme de la gent féminine, et ce, malgré les meilleurs déhanchements lascifs de ces messieurs…

Photo: Alexey Kiseley


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