Il arrive parfois que le destin nous surprenne au détour, sans prévenir. C’est ce qui m’est arrivé. À la fin de mes études de droit à Sherbrooke, je suis retournée à Montréal pour faire un stage dans un bureau d’avocats. Je revenais dans la ville où j’avais grandi pour me rapprocher de ma mère, que je n’avais pas vue beaucoup durant mes années d’université. J’avais hâte de passer du temps avec elle, de cuisiner avec elle, de me confier à elle. Quelques semaines après mon retour, elle est partie travailler par un matin identique à tous les autres. Ce jour-là, en traversant la rue à un feu vert, elle a été happée par un camion. Elle est morte sur le coup.

J’ai terminé mon stage dans un brouillard, puis je me suis noyée dans le travail. Rien à faire: la douleur était dévorante. Pour survivre, j’avais besoin d’un changement radical. Deux ans après la mort de ma mère, je me suis enrôlée dans les Forces canadiennes. Je viens de la Russie, un pays où être soldat est une immense fierté, et j’ai toujours été attirée par l’uniforme. Mes grands-parents se sont battus contre les nazis, leurs frères et soeurs aussi… Être soldat représentait pour moi un acte courageux et nécessaire, une façon d’apporter un certain ordre dans un monde chaotique. Bien sûr, je savais que le milieu militaire n’est pas toujours facile pour une femme: il faut à la fois savoir obéir et ne pas s’en laisser imposer.

Dès le début pourtant, j’ai aimé me soumettre à cette discipline martiale. Pendant les trois premiers mois, j’ai suivi un entraînement physique obligatoire et exténuant. Les journées, qui s’étirent jusqu’à 23 h, commencent à 5 h du matin par une course à l’extérieur. Ensuite, on se prête à l’inspection méticuleuse de nos uniformes et de nos chambres, on fait des push-ups, on suit des cours de natation et des cours théoriques, on fait des courses à obstacles… Un programme éreintant qui m’empêchait de penser à mon deuil.

 Une vilaine blessure à l’aine a mis un terme abrupt à ma formation. Comme je suis incapable de rester immobile, j’ai demandé – et obtenu – un stage d’officier du renseignement. C’est comme ça que j’ai rencontré Julien. Il revenait d’une mission en Afghanistan. Puisque ma blessure m’empêchait de me déplacer, j’avais besoin d’un chauffeur, et c’est à lui qu’on a confié cette tâche. Avec ses 13 années d’expérience dans les Forces, il n’était guère ravi de jouer les conducteurs pour une seconde lieutenante en devenir… mais il a tout de suite vu que je n’étais pas le genre de fille à le regarder de haut!

Notre histoire a commencé par une grande amitié. Je le trouvais ouvert, drôle et intègre. Moi qui suis timide, je n’avais aucune difficulté à être moi-même en sa présence. On discutait de tout, on rigolait sans cesse. Entre-temps, il s’est séparé de sa femme, avec qui ça allait mal depuis longtemps… et notre histoire d’amitié s’est lentement muée en histoire d’amour.

Au fil du temps, j’ai compris que l’armée n’était pas pour moi. J’avais tant travaillé pour devenir avocate! Épaulée par Julien, j’ai décidé de renouer avec le droit, mais j’avais un nouveau défi en tête: me lancer à mon compte.

Julien, lui, a été appelé pour une nouvelle – et dernière – mission en Afghanistan. Une affectation de routine. Je n’avais pas peur: j’étais sûre que sa bonne étoile proverbiale veillerait encore sur lui. Un mois plus tard, je suis tombée de haut. J’étais au volant de ma voiture quand le téléphone a sonné. C’était ses parents. Ils m’ont appris que leur fils venait d’être victime d’un attentat-suicide. Le choc. J’ai senti que je perdais pied, comme à la mort de ma mère. Que je n’avais plus aucun contrôle sur ma vie. Pour moi, la Terre venait de s’arrêter de tourner.

Mon amoureux était à la tête de sa patrouille quand un kamikaze s’est fait exploser à un mètre de lui. Le taliban était couvert de morceaux de métal et de clous qui ont déchiré le corps de Julien. Celui-ci a été opéré d’urgence la journée même. Le soir, on l’a transféré en Allemagne, où se trouve le plus grand hôpital militaire américain d’Europe. C’est un miracle qu’il n’ait pas perdu un membre. Les médecins nous ont dit qu’un morceau de métal s’était même arrêté à moins d’un millimètre de sa carotide…

J’ai réussi à obtenir une autorisation pour le rejoindre en Allemagne, mais les médecins m’ont avertie qu’il pourrait être renvoyé au pays à tout moment: «Vous risquez de vous croiser sans le savoir au-dessus de l’océan!» Pour ne pas courir de risque, j’ai attendu. Je me sentais comme un zombie. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus…

Une dizaine de jours plus tard, Julien est enfin arrivé au Canada, à bord du Challenger du premier ministre. Au moins, ça lui a fait une fleur! Sa famille et son bataillon entier étaient à l’hôpital pour l’accueillir. J’étais contente que ses compagnons soient là, qu’ils pensent à lui. Je n’arrivais pas à retenir mes larmes, j’avais tellement hâte de le voir… Quand il est arrivé dans la salle, il m’a fait un immense sourire. Il a donné des «bines» à son père et des poignées de main aux officiers. C’était paradoxal: il avait le corps recouvert de bandages, les mâchoires attachées par des élastiques et, en même temps, il rayonnait d’une énergie saine et calme. Je n’arrivais pas à le croire; physiquement, il était extrêmement mal en point, mais psychologiquement, c’était le même homme que celui que j’avais vu partir. L’homme que j’aimais. De le retrouver aussi optimiste m’a enlevé un poids immense des épaules.

Pendant le mois qu’a duré son séjour à l’hôpital militaire de Québec, ses parents et moi, qui habitons dans la région montréalaise, nous relayions pour rester près de lui. Je dormais à l’hôtel, je me levais à 6 h, puis je me rendais à l’hôpital pour passer la journée avec lui et courir d’une clinique à l’autre tandis qu’il subissait une batterie de tests. Une fois la nuit tombée, je travaillais à mes dossiers jusqu’aux petites heures du matin.

Je n’avais parlé de l’attentat à personne. Je trouvais que mes problèmes ne concernaient pas mes clients; je me faisais donc un devoir de respecter mes engagements comme si de rien n’était. Ç’a été une période extrêmement difficile, mais je savais que je devais être forte et, surtout, que je devais rester présente pour Julien. Si j’avais été à sa place, j’aurais aimé qu’il soit à mes côtés pour me tenir la main…

Depuis l’attaque, mon conjoint a subi huit interventions chirurgicales. Son oeil droit a été crevé, sa mâchoire a été fracturée et son bras gauche est paralysé. Ses deux tympans ont été perforés. L’un d’eux s’est reconstitué depuis, mais il n’entend toujours rien de l’autre oreille. Il a subi une trachéotomie qui a affecté sa voix, dont le timbre est désormais très grave. Son corps et ses poumons sont encore remplis de fragments incrustés trop profondément pour être retirés. Même son visage est couvert de picots noirs qui sont en réalité des morceaux de métal. Pour remédier à tout ça, il fait de la physiothérapie, de l’ergothérapie, de l’orthophonie, et il prend chaque jour un cocktail de médicaments.

Heureusement, il ne souffre pas de stress post-traumatique. Contrairement à bien des soldats qui ont été blessés à la guerre, Julien n’a jamais hésité à parler de ce qui lui est arrivé. Lorsqu’on sort, il arrive que des gens le dévisagent, mais quand il leur raconte son histoire, les regards emplis de jugement se chargent de respect. Même ceux qui sont contre la guerre trouvent son récit héroïque, et le geste du terroriste, barbare.

Ce geste, Julien n’y pense jamais. Il ne ressent ni rage ni frustration à l’égard du taliban. À quoi bon y penser si on ne peut rien y changer? Il ne rêve d’ailleurs qu’à une chose: enfiler son uniforme et retourner dans les rangs. Il m’a promis qu’il ne participerait plus à des missions aussi extrêmes, au moins! Il aimerait plutôt se consacrer à des projets humanitaires, en Afrique ou en Haïti… C’est sûr que je le soutiendrai alors dans ses projets, comme il l’a fait pour moi.

Ce qui m’a fait le plus peur dans cette histoire, dès que j’ai su que la vie de Julien était hors de danger, c’était la pensée qu’il puisse me repousser. Après un traumatisme pareil, il arrive que les blessés se replient sur eux-mêmes, qu’ils se trouvent laids et qu’ils se croient indignes de l’amour des autres. Julien ne m’a pas forcée à le quitter. Au contraire: il y a quelque temps, il m’a fait une demande en mariage! Je n’ai pas hésité une seconde avant de dire oui. Il arrive parfois que la vie nous surprenne au détour… en nous offrant un beau cadeau.

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