5h Les stylistes, coiffeurs et maquilleurs débarquent avec tout leur matériel au Pavillon Cambon Capucines. C’est dans ce chic espace situé à quelques portes de la mythique boutique Chanel que sera présenté le défilé dans quelques heures. Je dors.

6h Je dors.

7h L’heure de mon wake-up call. C’est un grand jour qui commence pour moi.

7h15 Les 45 prochaines minutes seront consacrées à mon maquillage. Ce n’est pas que je sois lente ni malhabile. Non. C’est seulement que, dans les coulisses, il me faudra affronter une concurrence de taille, soit une légion de top modèles tout juste passées par la chaise du coiffeur et du maquilleur. Chose certaine, je ne commettrai pas l’erreur d’en faire des tonnes. D’abord, c’est vulgaire, et en plus, ça multiplie les risques d’erreur. Je ne voudrais surtout pas que Peter Philips, le directeur international de la création maquillage de Chanel, juge ma mise en beauté ratée ou, pire, ringarde, comme on dit par ici. J’ai donc opté pour un «plan makeup» à risque nul: appliquer un minimum de fards dans un maximum de temps. Ça marche à tous les coups! Ce matin, la recette se résume à une goutte de fond de teint, un peu de cache-cernes (pour effacer toute trace de décalage horaire) et beaucoup de mascara. Pour ce qui est de la question vestimentaire, j’ai opté pour le noir. Noir, comme dans «petite noire».

8h15 En compagnie de Virginie Vincens, la directrice des relations publiques de Chanel au Canada, je quitte mon hôtel en direction du Pavillon Cambon Capucines. Mais, attention, n’entre pas là qui veut! L’accès est gardé par une armée d’agents de sécurité chargés d’interroger quiconque souhaite franchir les portes du royaume. Nom, nationalité, fonction, motif de la visite, aucun détail n’échappe à la vigilance des gardiens. Après deux minutes de cet interrogatoire, on accepte de nous laisser entrer. Ouf!

8h20 Je pousse un deuxième soupir de soulagement en constatant que je me fonds assez bien dans le décor. Presque tout le monde ici est en noir. Les mannequins ont quitté momentanément les coulisses pour la répétition générale. Pendant ce temps, les coiffeurs, maquilleurs et autres membres du clan Coco discutent tranquillement des bonnes affaires qu’ils ont faites chez… Zara! Comme l’usage d’appareils photo et de caméras est interdit, je note mentalement chaque détail de l’arrière-scène: les tables de maquillage recouvertes de nappes d’un blanc immaculé; les petits pots et les poudres alignés bien droit, comme au magasin; les croquis des looks affichés au coin d’un miroir… Près de l’entrée, on a installé un bar où des garçons affairés servent des rafraîchissements (déjà à cette heure matinale, le Coca Light coule à flots). Les vêtements? Ils sont à l’abri des regards indiscrets, derrière le lourd rideau noir qui sépare l’espace de coiffure et de maquillage de la salle d’habillage. La rigueur de l’aménagement a de quoi ravir n’importe quel esthète. Et les maniaques du contrôle, encore plus!

9h La pause est terminée: les mannequins reviennent en coulisse pour se faire faire une beauté (est-ce vraiment nécessaire?). Elles sont toutes là: Freja, Anya, Magdalena… Même Stella Tennant, figure royale de la mode, a accepté l’invitation du grand Karl Lagerfeld. À quelques exceptions près, elles arborent toutes l’uniforme officiel de la top modèle: t-shirt mou, jean en cuir et bottines montantes. Mais contrairement à ce que la taille de leurs cuisses laisse présumer, les mannequins font preuve d’un appétit féroce pour les croissants et les pains au chocolat. En l’espace de quelques minutes, le buffet a complètement disparu… J’avais oublié qu’à 16 ans on peut se gaver sans prendre un gramme. Hélas, ce constat me ramène à une autre réalité: j’ai deux fois l’âge de ces brindilles déjà millionnaires…

9h15 Heureusement pour mon ego, on me prie de quitter la salle. Il ne faut pas en faire une affaire personnelle. On veut seulement que la surprise soit totale au moment du défilé. J’obéis…

10 h Virginie me raccompagne à l’hôtel, où nous prenons le petit-déjeuner ensemble. Elle m’explique qu’il y a deux défilés: le premier à 10 h, réservé à la presse américaine, et l’autre à midi, où sont conviés les médias internationaux et les people, bien sûr. Je suis attendue à la deuxième représentation. Kirsten Dunst et Gaspard Ulliel seront là eux aussi. J’en suis ravie!

11 h 40 Un essaim de photographes bloque la rue devant le Pavillon Cambon Capucines. Surtout, j’essaie de ne pas paraître intimidée quand deux d’entre eux se plantent devant moi pour me prendre en photo. Ils me confondent sans doute avec Shalom Harlow (pauvres amateurs!). Je continue d’avancer, l’air de rien, comme si j’avais l’habitude de vivre ce genre de choses chaque fois que je sors de chez moi (décidément, mon assurance a grimpé en flèche depuis ce matin!).

11h45 J’ai réussi à me frayer un chemin parmi la foule grouillante de reporters qui restera à piétiner le bitume, tandis que je me délecterai de créations haute couture (ça y est, je suis officiellement devenue snob). Arrivée aux portes, je présente mon carton d’invitation à un gardien au physique «james-bondesque» et aux manières galantes. Il ne me demande même pas de présenter la pièce d’identité obligatoire: il me laisse entrer comme s’il s’agissait d’un ordre de Karl!

11h50 Je me sens comme si j’avais assisté aux défilés de haute couture toute ma vie. Je m’avance dans le hall sans faire attention aux beautiful people qui papillonnent tout autour. Je me dirige droit vers mon siège, situé dans la troisième rangée. D’accord, c’est la dernière, mais j’en déduis qu’il s’agit d’un emplacement stratégique pour une reporter chargée d’épier la salle…

11h55 J’adore observer les gens, et c’est encore plus vrai quand ils sont beaux, riches, célèbres ou, mieux, tout ça à la fois! La palme de l’élégance revient aux rédactrices de mode, qui ont visiblement mis des heures à se préparer pour venir ici. Ce qui distingue les people des autres mortels, c’est qu’ils peuvent porter le jean n’importe où. Aujourd’hui, Vanessa Paradis a agrémenté le sien d’un sourire et d’un spencer en satin noir. Quant à Lou Doillon, elle brille dans sa microrobe en lamé noir et doré. Tout le monde ici semble se connaître. Les gens s’envoient la main, s’embrassent, discutent. Alexa Chung, l’animatrice britannique célèbre pour ses tenues de petite fille modèle, se fait poursuivre par une forêt de micros et de caméras; plus près de moi, une délégation de la presse russe attend studieusement le début de la présentation.

11h59 L’éclairage faiblit, le bourdonnement des conversations se transforme en murmure, les retardataires regagnent leur siège: un défilé de Chanel débute toujours à l’heure.

12 h Un rayon de lumière inonde le podium, un air de boîte à musique s’élève dans la salle, c’est parti: Stella Tennant ouvre la marche dans un tailleur blanc porté sur un pantalon skinny noir. Ce duo sera décliné dans une multitude de variations durant le défilé: minirobe sur jean bleu ciel, tunique enfilée sur le même jean délavé… Je connaissais le jean griffé, mais jamais je n’aurais cru assister un jour à l’avènement du jean haute couture! Tout ce que je sais, c’est qu’on ne le mettra jamais pour repeindre une clôture! Je suis épatée par le mélange de simplicité et de poésie qui émane de la collection. Je porterais tout: les pantalons légèrement fendus aux chevilles, les robes sages de first lady, les tenues du soir aux crinolines vaporeuses. Je m’imagine déjà en cliente des ateliers de haute couture… Je commande mentalement les looks 23, 30 et 47. J’ai perdu tout contact avec la réalité.

12 h12 La musique ralentit un peu sa cadence, puis s’accélère à nouveau pour la présentation du look final, celui que tout le monde attend: la robe nuptiale. L’assistance retient son souffle et spécule en silence sur l’identité de la top qui portera LA robe. Le suspense est de courte durée. Kristen McMenamy, beauté quadragénaire et symbole de l’allure androgyne des années 1980 et 1990, apparaît dans une parure au corsage scintillant et aux jupes froufroutantes. Les applaudissements fusent. C’est alors que Karl Lagerfeld fait son entrée sur le podium. Debout à côté de la mariée, le créateur salue la foule, tandis que derrière eux, le décor se rétracte. Bientôt, les spectateurs devinent une reproduction du fameux escalier aux miroirs où Gabrielle Chanel présentait jadis ses créations. Sur les marches, les mannequins prennent la pose, vêtues de somptueuses tenues aux couleurs d’aquarelle. Dans ce tableau chargé de symbolique, la fin rejoint le commencement. L’ovation reprend de plus belle, mais déjà, le décor se referme sur cette vision sublime. Le spectacle est fini.

12 h20 Je n’ai pas bougé depuis un bon cinq minutes. Je repasse dans ma tête les images de cet événement dans l’espoir naïf de graver à tout jamais chacune d’elles dans ma mémoire. Je suis émue au point d’avoir une boule dans la gorge. Je retiens presque une larme. Face à ce tourbillon d’émotions, force m’est d’admettre que je suis bien loin d’être une vraie habituée des défilés de haute couture. Si c’était le cas, j’aurais fait comme Karl et d’autres VIP: j’aurais porté des lunettes noires!