On se comprend: porter du maquillage, ce n’est pas ce qui fait de nous une femme. Car, trans ou pas, on est nombreuses à ne pas mettre de mascara et à ne pas être moins «femme» pour autant. Notre légitimité ne se résume pas à un fard à paupières.

Mais cette nuit de février 2016 où j’étais un peu éméchée, quand ma coloc a accepté de me maquiller vers 2 h du matin, je me suis sentie tellement bien. Tellement féminine. J’avais 21 ans, et je savais que j’étais trans. Elle le savait aussi: je venais tout juste de lui révéler, un shooter à la fois, mon identité de genre. Mais pour les autres, c’était toujours un grand mystère.

Faire une transition, c’est un travail de longue haleine. C’est beaucoup d’efforts, beaucoup de sacrifices. Et, dans mon cas, beaucoup de traces de rouge à lèvres sur mes coupes de vin. Avant cette soirée-là, je jouais déjà sur mon côté androgyne. Mes cheveux bouclés, qui tombaient déjà sous mes épaules, continuaient d’allonger au même rythme que les excuses que j’empilais pour ne pas aller chez la coiffeuse.

Se saucer dans le blush

Le maquillage était un petit pas de plus dans ma transition. Si ma crinière me permettait de tremper mes orteils dans la féminité, le rouge à lèvres me donnait l’impression d’y baigner jusqu’à la taille. Pour mon entourage, c’était l’extravagance de leur ami un peu féminin et peut-être gai (ha!). Pour moi, c’était une façon de préparer le terrain. Je suis ensuite sortie de ma coquille en annonçant mon nouveau prénom et mes nouveaux pronoms, mais le maquillage est alors devenu un mode de survie. Une béquille, une nécessité…

C’est vraiment beaucoup demander à une femme trans de sortir du cadre sociétal de la féminité. La pression d’être féminine que vivent les femmes cisgenres, une femme trans la vit à la puissance mille. À un point tel qu’il en va de sa sécurité physique et mentale.

Dans un groupe de soutien sur Facebook, Alice répond à mon appel à tous et à toutes: «Lorsque je me lève le matin, c’est très rare que la vue de mon visage démaquillé me plaise, explique- t-elle. Mais en faisant mes cheveux et mon maquillage, je me sens revivre. Ça me donne l’énergie nécessaire pour affronter la journée.»

Dans un autre commentaire, Evlyn avoue qu’elle ne peut pas sortir de chez elle sans maquillage. Elle dit qu’elle n’a «aucun passing» lorsqu’elle n’en porte pas, c’est-à-dire qu’elle a beaucoup de difficulté à se faire reconnaître en tant que femme. «Je crois que j’aurais un rapport plus positif aux cosmétiques s’ils n’étaient pas une nécessité absolue, si moins de choses en dépendaient.»

Contouring 101

Ces messages me renvoient aux premiers instants d’après mon coming out. Avant, le simple fait de parer mon visage d’une touche de rouge à lèvres et de fard à joues me remplissait d’euphorie. Le maquillage était une célébration, un exutoire. Mes sorties au karaoké devenaient un évènement, voire une thérapie. Puis, tout d’un coup, il était devenu impensable pour moi d’aller au travail, à l’épicerie ou même chez une amie proche sans être maquillée.

Pour une femme trans, se maquiller pour la première fois est franchement intimidant. En tant qu’adulte, je n’avais pas droit à la clémence qu’on accorde à une préado qui explore l’univers des fards et des pinceaux, sans avoir besoin d’obtenir un résultat parfait. Plus jeune, bien cachée dans mon placard, je n’ai pas pu compter sur ma mère pour me guider et me conseiller. Et sur Internet, les tutoriels peuvent parfois être intimidants, surtout lorsqu’on y présente une vingtaine de produits à utiliser.

Heureusement, plusieurs amies étaient là pour m’aider à choisir les cosmétiques qui me convenaient et me montrer quelques trucs et astuces. Avec le temps, j’ai développé une routine simple qui me fait du bien: fond de teint, fard à joues, fard à paupières, crayon pour les yeux, rouge à lèvres. Parfois, j’ajoute du mascara. Je m’en tire généralement en moins de 15 minutes.

«Pour une femme trans, se maquiller pour la première fois est franchement intimidant.»

Au téléphone, Juliette Gagnon, 27 ans, me confie que le maquillage a eu une grande importance pour elle. Contrairement à moi, Juliette a commencé à jouer avec des palettes dès le début de sa puberté. «Je n’étais pas à l’aise avec ce que je voyais. Je savais déjà que j’étais trans, mais je ne savais pas comment le dévoiler graduellement.»

Elle avoue qu’elle se levait presque deux heures à l’avance chaque matin pour se préparer. «Je ne me présentais pas comme Juliette, mais je voulais voir la féminité qui m’habitait quand je me regardais.»

Je lui demande comment le fait de pouvoir jouer avec le maquillage de sa maman – et, par le fait même, d’avoir l’approbation de ses parents – a eu un impact sur sa transition. «Plus j’y pense, plus je me demande comment je serais devenue qui je suis s’ils étaient intervenus. Le maquillage a vraiment été une façon pour moi de m’exprimer.»

C’est que le maquillage n’est pas qu’une affaire d’adultes. Et pour des jeunes qui explorent leur identité de genre, l’appui des parents peut tout changer. Annie Pullen Sansfaçon, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles, en sait quelque chose. «Le résultat des recherches montre assez clairement que l’accès à la transition, qu’elle soit sociale, légale ou médicale, améliore le bien-être des jeunes personnes trans, dit-elle. Ainsi, d’avoir accès à des vêtements et des accessoires permettant d’exprimer un genre qui concorde avec l’identité ressentie est un aspect crucial du développement optimal des jeunes.»

La chercheure, qui est également professeure titulaire à l’École de travail social de l’Université de Montréal, précise toutefois qu’il ne faut pas mélanger l’expression de genre et son identité. «Une personne ayant une identité de genre féminine pourrait aimer exprimer son genre de manière plus masculine. Et le genre n’est pas binaire; donc, il y a toutes sortes d’expressions et d’identités de genre. Tout est possible, autant pour les personnes cis, que pour les personnes trans ou non binaires!»

Estelle Grignon

La force tranquille du démaquillant

Le maquillage peut être très important pour certaines femmes trans, mais complètement ignoré par d’autres. Même par Juliette, qui a bossé un certain temps dans la section des cosmétiques de l’ancienne chaîne de magasins Sears lorsqu’elle était étudiante au cégep. Elle a abandonné les pinceaux et les éponges à mesure qu’elle gagnait en assurance et faisait confiance à son corps. «Avec le recul, je me dis que je travaillais dans cette section juste parce que j’avais besoin de me maquiller.» Comme de fait, la première fois que je l’ai rencontrée l’été dernier, elle rayonnait avec son visage au naturel et sa queue de cheval toute simple.

Aujourd’hui, Juliette travaille en exploitation minière. Lors de mon appel, elle m’a avoué qu’elle ne s’était pas maquillée depuis près d’un an. «Je me trouve belle sans artifices. Si une occasion spéciale s’offre à moi, je vais me maquiller, mais c’est tout.» Pour moi aussi, le maquillage est moins nécessaire qu’avant. Il faut dire que l’accès au traitement hormonal y est pour quelque chose: j’ingère des bloqueurs de testostérone et des comprimés d’œstrogène tous les jours depuis deux ans. J’ai aussi recueilli assez d’argent pour me payer des séances de laser et traiter ma pilosité faciale.

Et surtout, j’ai commencé à prendre plus de photos de moi-même, dont certaines le visage nu. J’ai même réussi à participer à Maipoils l’an dernier et à ne pas raser mes jambes pendant quelques semaines. Lentement, je réapprends à m’approprier mon corps, mes traits, le début de mes courbes. Instagram peut sembler un gouffre de vanité sans fond pour certains; je m’en sers plutôt comme outil thérapeutique, comme outil de résistance. J’apprends à me trouver belle sans fond de teint. Bref, j’apprends à dissocier mon maquillage de ma féminité.