Une génération loin des conventions

Eyeliner aux couleurs fluos, utilisation de strass, de décalques et de palettes multicolores, élaboration d’œuvres d’art sur les joues, les paupières, le bout du nez: rien n’arrête ceux qui décident de faire exactement ce qu’ils veulent du maquillage, c’est-à-dire un outil créatif, sans frontière autre que celle de leur talent. Sur Instagram, sur TikTok, dans les festivals de musique, voire au parc au coin de la rue, les looks excentriques et anticonformistes se multiplient – assez pour qu’on voie des produits autrefois réservés aux maquilleurs éditoriaux professionnels faire leur entrée sur le marché de masse. «Quand j’ai commencé à me maquiller, il fallait se diriger vers des marques professionnelles très nichées pour trouver des couleurs intenses, fluos, des paillettes cosmétiques ou d’autres produits plus audacieux, dit Marika D’Auteuil, artiste maquilleuse montréalaise. Maintenant, la plupart des marques, pros comme moins pros, offrent un grand éventail de produits, tant pour les looks naturels que pour les looks plus aventureux. N’importe qui peut avoir accès à ces produits-là sans avoir à se ruiner. C’est donc plus facile et accessible pour les jeunes et les passionnés de beauté, d’expérimenter avec le maquillage.»

Ces mises en beauté sont particulièrement présentes sur la populaire application de partage de vidéos TikTok, dont les utilisateurs sont en grande majorité des membres de la génération Z. Est-ce donc une tendance purement générationnelle? Oui et non, selon Danessa Myricks, artiste maquilleuse aux multiples talents et fondatrice de la marque Danessa Myricks Beauty. «La jeune génération est intrépide, elle vit dans l’instant présent et est très ouverte à l’expérimentation. Les Gen Z sont une source d’inspiration constante, puisqu’ils pensent et repensent sans cesse à la façon d’utiliser le maquillage. Mais il faut dire qu’ils ne sont pas les premiers à le faire!» La pro des pinceaux estime que cette sous-culture de la beauté existe depuis des lunes, mais qu’elle n’était pas connue ni représentée dans les médias. Même si ce sont les adolescents et les jeunes adultes qui semblent mener le bal, ce n’est peut-être pas aussi simple que ça en a l’air. «De nombreuses personnes militent pour une grande liberté et la recherchent depuis longtemps. Je ne sais pas si c’est le climat politique, l’influence de la musique ou la possibilité de faire rayonner plus facilement notre travail, mais je pense que les gens sont devenus plus confiants dans l’expression de leur créativité. C’est pour ça qu’on a l’impression de voir ce type de maquillage partout!»

Maquillage réalisé par Marika D'Auteuil (@lapetitevengeance sur Instagram)

Même son de cloche de Marika D’Auteuil: «Le maquillage qu’on voit dans les magazines ou pendant les défilés [qu’on appelle en anglais editorial makeup], c’est le style que je mets de l’avant depuis le tout début de ma carrière. Il y a 10 ans, c’était encore complètement marginal; alors ce n’était pas facile de trouver du travail avec un portfolio qui ressemblait au mien. Mais je n’ai pas lâché. Maintenant, comme mes clients cibles sont les compagnies de cosmétiques qui veulent mettre en valeur leurs produits, je ne fais pratiquement que ce type de maquillage. C’est génial, cette avancée!»

Danessa Myricks affirme que les règles sont de moins en moins fixes, parce que les consommateurs comprennent que les diktats sont inventés par une industrie qui tente de les insécuriser… pour leur vendre des produits! «Les grands de l’industrie doivent susciter un besoin chez le consommateur; ils rangent donc les gens dans des petites boîtes, des catégories où tous les paramètres sont prédéterminés. Leur message est: “Voici ce à quoi tu dois ressembler!” Et c’est difficile d’en sortir, parce que ces entreprises parlent fort et sont soutenues par des millions de dollars de marketing. Heureusement, elle constate depuis quelques années une rébellion chez les beautistas, qui refusent maintenant en masse de se faire imposer des règles arbitraires, établies purement pour le profit.

Poppy Ella, une artiste maquilleuse et star de TikTok britannique de 20 ans, qui partage ses looks abracadabrants avec ses 38 000 abonnés, est du même avis. «À 14 ans, je me conformais aux looks jolis et standards qu’on voyait sur Instagram, par peur de déroger aux conventions sociales, je crois. Ça a pris un peu de temps et des essais mais, aujourd’hui, j’ai l’impression que je peux faire tout ce que je veux, et qu’il s’agit plus de montrer ma créativité et mes talents que de me conformer aux normes de beauté de la société.» 

«Je pense que les médias sociaux sont une belle vitrine pour l’individualité, affirme Wendy Asumadu, une artiste maquilleuse et créatrice de contenu, elle aussi très active sur Instagram et Tiktok. De plus en plus de personnes adoptent les couleurs vives et les designs dans la vie de tous les jours et pas seulement pour faire un effet dramatique. Je pense que lorsqu’on voit d’autres personnes porter des looks éditoriaux, ça inspire et ça donne le courage nécessaire pour assumer sa propre créativité.» Wendy, qui dit s’inspirer de son héritage culturel du Ghana pour créer de nombreuses mises en beauté, constate chez les gens le désir d’exprimer sans crainte ce qu’ils sont grâce au maquillage. «Avec l’aide des médias sociaux, on voit beaucoup de personnes s’amuser, oser, et leurs looks hors de l’ordinaire sont mis en valeur par un montage et des sons originaux. Ça donne vraiment envie de participer – qu’on soit un pro ou pas!»

«De nombreuses personnes militent pour une grande liberté et la recherchent depuis longtemps. Je ne sais pas si c’est le climat politique, l’influence de la musique ou la possibilité de faire rayonner plus facilement notre travail, mais je pense que les gens sont devenus plus confiants dans l’expression de leur créativité.»

Un maquillage réalisé par Danessa Myricks (@danessa_myricks sur Instagram).

Parce qu’on s’aime

S’éclater, donc. Se foutre des diktats, aussi. Avec ce type de maquillage, on est souvent loin de vouloir sublimer ses traits comme on le ferait de la manière traditionnelle: grands yeux de biche, bouche pulpeuse, pommettes sculptées, arcs des sourcils relevés. Est-ce que cette nouvelle façon de jouer avec les pinceaux s’inscrit dans le mouvement body positivity, qui prône l’acceptation de soi au lieu d’essayer de se changer? «Je crois que c’est effectivement lié à l’amour de soi, à la confiance en soi. Ce qu’on appelle “maquillage éditorial”, ça peut être un peu n’importe quoi: un œil-de-chat graphique, une paupière aux couleurs néon ou, à l’extrême, un visage entièrement peint. Une vaste gamme qui permet d’accessoiriser son visage de la même façon qu’on accessoirise ses vêtements – simplement parce que ça nous fait nous sentir bien. Et de la façon qui nous plaît, vraiment! C’est rafraîchissant, cette façon de considérer le maquillage comme une fantaisie, et pas seulement comme quelque chose de pratique qui servirait à cacher des rides ou des boutons. Il peut jouer les deux rôles, selon nos envies», dit Mi-Anne Chan, beautista, journaliste beauté et directrice créative à Teen Vogue, à Them et à Love Magazine.

On doit aussi tenir compte des discussions sociales sur l’inclusion dans la montée de cette tendance, selon Danessa Myricks. «Les consommateurs sont fatigués des normes fixées par l’industrie de la beauté, et ça paraît. Surtout ceux qui sortent de ladite norme, imposée par une force plus grande qu’eux et qui semble omniprésente. Mais plus maintenant. Plus vraiment. Le marché s’adapte, les gens qui détiennent le pouvoir dans l’industrie se secouent. Tout le monde désapprend tranquillement les vieilles façons de faire et réimagine le monde de la beauté.» La créatrice de la marque Danessa Myricks Beauty pense depuis longtemps à l’inclusivité et à l’unicité dans l’univers du maquillage, c’est pourquoi elle crée des produits qui ont de multiples usages et qui peuvent être utilisés avec beaucoup de liberté sur différents types de carnation.

Wendy Asumadu (@wendysworld_xox sur Instagram et TikTok) s’inspire de son héritage culturel du Ghana pour créer de nombreuses mises en beauté.

Confinement et mascara

Et si la pandémie et les longs moments de solitude qui l’ont accompagnée avaient aussi à voir avec l’explosion des looks beauté hors normes? Pas fou, quand on pense que de nombreuses personnes en confinement se sont éprises de nouveaux passe-temps: la peinture, le tricot, le jardinage… et, pourquoi pas, le maquillage? C’est du moins l’avis de Poppy Ella: «Durant la pandémie, les gens avaient tellement de temps devant eux et de ressources pour les inspirer, pour apprendre grâce à des tutoriels. Et comme ils étaient à la maison, personne n’était là pour les juger. Ils étaient face à eux-mêmes et à leur créativité, simplement.»

Pas seulement une question de temps libre, donc, mais aussi d’exploration de soi, loin du regard du monde. Dans toute la tempête, ça a quand même fait du bien, ce retour à soi, non? Et à l’aube d’un déconfinement presque total, certains ont envie de garder quelques-unes des habitudes beauté qui leur ont apporté un peu de joie au plus fort de la crise. «La mort et la perte ont été au cœur de nos vies pendant de longs mois, dit Danessa Myricks. Je pense que bien des personnes se sont dit: “Vous savez quoi? Je vais vivre maintenant, vivre pour moi, parce que je ne sais pas si je serai là demain.” Et le maquillage coloré et vif, c’est une façon d’ajouter du bonheur et de la couleur dans un moment sombre et confiné de notre vie, et de se sentir libre. Le fuchsia fluo et le vert néon ont remplacé le noir! J’ai bien l’impression que la pandémie a fait avancer l’industrie de la beauté de 10 ans en quelques mois, et que ces nouvelles façons de faire et de penser sont là pour rester.»

Poppy Ella (@poppyellah sur Instagram et TikTok) réalise de nombreux maquillages hypercolorés sur son visage.

Racines colorées

Malgré la beauté de la chose – de toutes les façons possibles – , Poppy rappelle l’importance de la culture queer et de la culture drag dans la démocratisation de cette liberté dans les mises en beauté excentriques – on n’a qu’à penser à l’émission super populaire RuPaul’s Drag Race, par exemple. La jeune artiste explique que ce n’est pas encore dans tous les milieux qu’on peut sans danger se maquiller comme on le désire, surtout si on est un homme ou qu’on est une personne trans ou non binaire. «C’est un privilège de pouvoir s’exprimer comme on veut par le maquillage, par l’art.»

L’une des manières de continuer la démocratisation de cette tendance – pour tous! – est sans aucun doute de laisser tomber nos vieilles façons de penser, de dépoussiérer notre créativité et d’utiliser notre visage comme le plus joli des canevas. À nos pinceaux!

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